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Trouva-t-il dans son hérédité, comme le croit Hippolyte Castille, cette passion du droit qui règle le tien et le mien ? Est-ce parce que « les Proudhon sont des paysans paperassiers et liseurs de codes » ? Certes, il tirait fierté de son origine. « J’ai quatorze quartiers de paysannerie, disait-il à un légitimiste ; comptez-vous le même nombre de quartiers de noblesse ? » Mais il était surtout fortement convaincu que la justice sociale consistait à réaliser le contrat entre individus égaux et libres, un contrat de réciprocité qui, par la force des choses, mesurerait la rémunération sur le service rendu.

Fils d’un tonnelier et d’une servante, Proudhon est peuple jusqu’aux moelles. Au collège, où l’a fait entrer le patron de son père, il ne peut acheter les livres qu’il lui faut. Un jour de distribution de prix, il rentre à la maison ployant sous les récompenses et n’y trouve pas de quoi dîner. Forcé par la misère d’interrompre ses études, il entre comme correcteur dans une grande imprimerie de Besançon. Il apprend en même temps la typographie et fait ensuite son tour de France. Puis il revient chez son patron, qui le reprend avec plaisir.

C’est le temps où il étudie l’hébreu, se jette à corps perdu dans des études de linguistique et de théologie, tout en corrigeant les épreuves du Nouveau Monde industriel, que Fourier fait imprimer à Besançon. « À propos d’une observation quelconque, dit à Sainte-Beuve l’ancien prote de cette imprimerie, Proudhon sabrait déjà toute la doctrine et nous plaisait par ses boutades. » Il avait alors vingt ans.

Ce combatif était-il aigri et durci par les misères et les humiliations de son enfance ? Que non pas ! On le croirait, à lire cette lettre qu’il adresse à un de ses amis, et où il dit : « Quand un homme, à près de trente-deux ans, est dans un état voisin de l’indigence, sans qu’il y ait de sa faute ; quand il vient à découvrir tout à coup, par ses méditations, que la cause de tant de crimes et de tant de misères est tout entière dans une erreur de compte, dans une mauvaise comptabilité ; quand, en même temps, il croit remarquer chez les avocats du privilège plus d’impudence et de mauvaise foi que d’incapacité et de bêtise, il est bien difficile que sa bile ne s’allume et que son style ne se ressente des fureurs de son âme. »

Mais non, cet homme à l’expression « forcenée, exterminante », comme dit Sainte-Beuve et qui avoue lui-même, « tremper ses flèches dans le vinaigre », n’avait ni fiel ni rancune. Il était d’une gaieté saine et robuste, aimait à gouillander (flâner), comme il dit dans son patois bisontin, et sa cuirasse de combattant cachait un cœur d’homme compatissant à la souffrance d’autrui. Il ne faisait pas que compatir. Non seulement il travaillait de tout son génie à trouver le moyen d’y mettre un terme, mais encore il savait pratiquer la fraternité humaine.

« En 1832, dit l’écrivain conservateur Eugène de Mirecourt, un jeune ouvrier compositeur arrive dans la ville, dépourvu de ressources et comp-