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Ce n’est déjà pas mal. Plus tard, il fera mieux — c’est-à-dire pis — encore. « Le fouriérisme, écrira-t-il en 1846, poursuit de tous ses vœux la prostitution intégrale. » Englobant dans le même anathème toutes les doctrines socialistes qui ont voulu l’émancipation de la femme, il s’écriera : « La communauté des femmes est l’organisation de la peste. Loin de moi, communistes ! votre présence m’est une puanteur, et votre vue me dégoûte. Passons vite les constitutions des saint-simoniens, fouriéristes et autres prostitués se faisant forts d’accorder l’amour libre avec la pudeur, la délicatesse, la spiritualité la plus pure. Triste illusion d’un socialisme abject, dernier rêve de la crapule en délire. »

Ces violences n’en attachaient que plus fort à leurs idées ceux qui en étaient l’objet. Elles n’eurent donc, dans le moment où elles se produisirent, aucun effet dissolvant sur les doctrines socialistes alors en faveur. Mais il est temps de parler de toutes celles qui, à côté du communisme et du fouriérisme, vinrent s’ajouter à la critique de Proudhon, et s’y heurter, se mêler confusément dans les esprits, et représenter, chacune selon sa méthode et ses moyens propres, la commune aspiration des travailleurs à une organisation sociale où disparaîtrait l’exploitation du travail humain et toutes les servitudes morales et sociales qu’elle entraîne.

Qu’était-ce donc que Proudhon, ce contempteur bourru du réalisme béat des conservateurs et de l’idéalisme non moins béat des utopistes sociaux de son temps ? Quelle était sa méthode ? Quelle était sa doctrine ? Qui était-il lui-même, celui qui, selon l’expression de mon cher et regretté maître, Benoit Malon, « entra dans la cité de l’idée en Barbare de génie » ?

Qui était-il ? d’où venait-il ? Comme Fourier, il était né à Besançon. Cette Franche-Comté de Bourgogne, qui touche à la Suisse, forme aussi naturellement des caractères républicains que l’arbre porte les fruits de son espèce. Et les pâturages de ses plateaux indiquent aux hommes la seule forme de travail entre hommes égaux et libres. Ce fut le pays des derniers serfs, possédés par des moines ; mais ç’a été le pays des premières coopératives, formées par des paysans propriétaires de leur bétail et fabriquant et vendant en commun leurs fromages.

Fourier ni Proudhon ne pouvaient, sans mentir au terroir originel, être communistes. Fourier, passionnément individualiste, impliqua l’homme, par la série, dans les multiples associations qui devaient lui assurer son autonomie. Mais il réunit les séries dans le phalanstère, et c’était subordonner forcément à l’homme économique, l’homme politique et moral, l’homme tout simplement. Proudhon acceptait ou plutôt subissait l’association ; mais seulement dans l’ordre industriel et lorsqu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il voulait faire de l’instrument de travail, de la propriété, le solide terrain sur lequel l’homme édifierait sa liberté. Le droit, expression suprême de l’individualisme, fut toujours son guide. Par le droit, il se flattait de donner à chacun le sien.