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posé, fait Proudhon, à mettre le système de Fourier pour enjeu de son argumentation, comme je suis prêt à risquer, sur la réfutation que je vais faire, toute la doctrine de l’Égalité. Ce duel serait tout à fait dans les mœurs guerrières et chevaleresques de M. Considérant, et le public y gagnerait : car, l’un des deux adversaires succombant, on n’en parlerait plus, et il y aurait dans le monde un aboyeur de moins. »

Considérant, qui ne boudait pas à la polémique, défendit de son mieux la doctrine de son maître. Mais Proudhon, en outre de son style incomparable, avait l’avantage de la critique. En jouant sa doctrine de l’égalité, encore à formuler et qu’il retoucha toute sa vie sans l’achever, contre la doctrine fouriériste, il jouait sur le velours. Les deux adversaires d’ailleurs s’attribuèrent d’autant plus facilement la victoire qu’ils avaient des méthodes de raisonnement absolument différentes. Il n’y eut donc pas dans le monde un aboyeur de moins, mais un bruyant choc d’idées de plus.

Apercevant très bien l’inanité des expériences faites en dehors du milieu organique de la société, Proudhon raillait en ces termes les fouriéristes qui songeaient « à quitter la France pour aller au Nouveau Monde fonder des phalanstères », loin de tout centre de civilisation :

« Quand une maison menace ruine, les rats en délogent ; c’est que les rats sont des rats ; les hommes font mieux, ils la rebâtissent… Restez en France, fouriéristes, si le progrès de l’humanité est la seule chose qui vous touche ; il y a plus à faire ici qu’au nouveau monde ; sinon, partez, vous n’êtes que des menteurs et des hypocrites. »

Fourier n’avait épargné ni Saint-Simon, ni Robert Owen. Proudhon ne le ménagea pas davantage. Il l’avait connu à Besançon, où, jeune correcteur d’imprimerie, il travaillait à la confection des livres de son aîné. Fourier, dit-il, « avait la tête moyenne, les épaules et la poitrine larges, l’habitude du corps nerveuse, les tempes serrées, le cerveau médiocre… Rien en lui n’annonçait l’homme de génie, pas plus que le charlatan ».

Il lui rend cependant cette justice d’avoir révélé la loi sérielle, qui assure à l’individu la plus complète indépendance possible dans l’association en le faisant participer à autant de séries que son activité, ses besoins ou ses sentiments ont des modes différents de se manifester, et limiter ainsi à son objet propre le pouvoir de l’association sur l’individu. Mais « dans cette intelligence mystique et contemplative, faible et ardente, dit Proudhon, l’aperception de la loi sérielle » fut « suivie de la plus déplorable hallucination ». Il reconnaît cependant « un sens moral profond » à ce « génie exclusif, solitaire ».

Cela ne l’empêche pas de parler avec dédain de « cette marionnette qu’on appelle Fourier », et de conseiller aux phalanstériens de changer « presque de nom », attendu que la science sociale de leur patron « n’existe pas », et qu’il est temps pour eux de se montrer « moins crédules aux mysticités » ainsi qu’aux « pauvretés » qui ne sont « que les jeux d’une imagination en