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du drapeau de la France et s’écria : « Je m’honore d’avoir eu ce courage-là ! »

Puisque lui, Thiers, avait dépensé ce milliard à la défense du pays, ou plutôt à fanfaronner tout en prévoyant la reculade finale dont il avait imposé le désagrément à son successeur, il était clair que celui-ci n’avait plus les ressources suffisantes pour entreprendre une œuvre aussi considérable que l’établissement d’un réseau complet de chemins de fer. D’ailleurs, ajouta-t-il, on s’est beaucoup trop engoué des chemins de fer.

Non qu’il les estimât inutiles, comme on l’a prétendu. Dans cette séance du 10 mai, il déclarait croire « à l’immense avenir des moyens de viabilité qui ont consisté à substituer à la faiblesse des animaux le moteur tout puissant, quoique dangereux, qu’est la vapeur ». Mais il trouvait que le ministère voulait faire trop grand, il lui reprochait d’éparpiller ses moyens en entreprenant tout le réseau à la fois. Et il présentait en ces termes, lui qui ne voyait grand qu’en matière militaire, la conception du ministère :

« Vous ressemblez à ces habitants d’une ville, comme Paris par exemple, qui avaient plusieurs ponts à construire sur la Seine. Qu’auriez-vous dit si ces habitants de Paris au lieu de faire d’abord un pont, puis un autre, et de s’assurer le moyen de passer la rivière une fois, avant de chercher à la passer sur plusieurs points, avaient commencé à faire une arche de tous les ponts de la Seine. »

Voilà les arguments, voilà le style qui ont fait à Thiers, dans les chambres de la monarchie de Juillet, la réputation d’un orateur. Lui qui n’avait pas trouvé assez de millions pour les opposer à la puissance militaire de nos voisins, il rabaissait leurs moyens économiques pour les besoins de sa thèse. Il raillait ceux qui nous menaçaient de leur concurrence commerciale pour passer à l’exécution du réseau, et déclarait que l’Allemagne n’avait pas vingt kilomètres de chemins de fer de plus que nous.

Quel que fût son désir de vaincre le ministère, celui de la Chambre, qui était de donner aux capitalistes, sous le couvert de l’intérêt public, un immense terrain d’exploitation, l’emporta. Le fouriériste Toussenel résuma fort exactement à cette époque l’attitude respective des capitalistes et du gouvernement dans ces débats qui vont de 1837 à 1844 :

« Un capitaliste se présente : « Voici, dit-il, une ligne de chemin de fer qui me va, qu’on me la donne ! « Et le gouvernement la lui donne. Si la spéculation s’annonce bien, le spéculateur la garde ; mais si la chose ne se place pas avantageusement, si le spéculateur est forcé d’opérer avec son capital, il en est quitte pour renoncer à la concession et pour la rendre au gouvernement, en disant qu’il a changé d’avis sur l’affaire de l’autre jour. De l’intérêt du peuple et du Trésor, pas un mot dans tout ceci. On appellera le peuple quand il y aura quelque chose à garantir, le moment ne tardera pas ».