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de Papart, et se mit en mesure d’établir la complicité des membres de son groupe, qui furent arrêtés et impliqués dans l’accusation.

Un de ceux-ci, Lannois, écrivit de sa prison à Dupoty, le rédacteur en chef du Journal du Peuple, pour lui demander de prendre sa défense et celle de ses camarades, dénoncés par « le traître Papart ». Lannois lui demandait également d’inviter le National à défendre les accusés devant l’opinion. Les Égalitaires étaient de fervents lecteurs du Journal du Peuple. Leur appel à Dupoty était donc on ne peut plus naturel. Le procureur général Hébert voulut y voir une complicité effective du journal dans la préparation d’un coup de main, dont l’attentat de Quénisset devait être le signal. Cette doctrine devait être reprise quarante ans plus tard, en République, et envoyer le journaliste anarchiste Cyvoct au bagne. Il en est sorti, mais attend encore aujourdhui la revision d’une infâme procédure.

Cette injure à tous les principes du droit, qui établissait le délit de complicité morale, embarrassa les journalistes ministériels eux-mêmes, qui n’osèrent soutenir une aussi monstrueuse doctrine. Quénisset disparaissait dans ce procès intenté aux idées républicaines et socialistes ; c’était au journaliste qui défendait ces idées d’avoir à répondre du complot et de l’attentat. Le ministère en avait fait une question de principe, si une telle expression ne jure pas d’être employée à propos d’une semblable pratique, et l’on vit Guizot et Martin (du Nord) suivre les débats de la Chambre des Pairs avec une attention passionnée.

Quelques Pairs protestèrent contre cette doctrine. Cousin, un philosophe, montra plus d’esprit juridique que Portalis et les autres jurisconsultes qui soutenaient l’accusation, lorsqu’il dit : « Donnez-moi des preuves et je serai sévère ; mais je ne saurais condamner un homme pour ses opinions, quelque détestables qu’elles puissent être. Montrez-moi des faits ; c’est sur des faits seulement qu’un juge doit prononcer. » Et l’économiste Rossi et le duc de Broglie ayant soutenu la thèse de la complicité morale, il la réfuta en termes saisissants : « le suis donc coupable de complicité morale, s’écria-t-il, puisque je défends Dupoty contre vous. »

Dupoty ne fut pas condamné comme chef du complot, mais comme complice. La Presse, de Girardin, résolument ministérielle pourtant, ne put s’empêcher de protester en ces termes : « S’il est une vérité immuable, sacrée, tutélaire, c’est que la politique ne doit jamais intervenir dans les décisions de la justice. La société a d’autres moyens de se défendre ; quand elle croit n’avoir plus que celui-là pour se sauver, elle est perdue. »

Les journalistes de Paris se réunirent aux délégués de la presse des départements et rédigèrent une protestation en suite de laquelle la plupart d’entre eux s’abstinrent désormais de rendre compte des débats de la Chambre des Pairs. Les démocrates firent paraître quotidiennement le Journal du Peuple,