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sentiments qu’à discuter des faits et à manier des chiffres, il était dépaysé dans cette assemblée de propriétaires et de gens d’affaires. Leur critique avisée d’hommes voués au culte des intérêts positifs, eut vite percé l’ignorance où il était de leur métier. Socialiste, il en eût tout de même vu assez pour les harceler d’une critique incessante. Mais il n’avait de socialiste que son programme, et l’on a vu que le socialisme en était bien vague et bien incertain, à la mesure du socialisme de Pierre Leroux, qui lui-même ne se formula jamais.

Il fut donc, lui si admirablement doué pour les luttes oratoires, à peu près condamné au silence, au grand chagrin de Cormenin, qui lui reprochait « de ne point se laisser aller au grand courant de la Chambre ». Il prononça cependant quelques bons discours, revint fréquemment sur la question du paupérisme, mais en termes généraux, et sans apporter une solution au mal qu’il dénonçait.

Garnier-Pagès n’avait pas été, certes, plus socialiste que lui. Mais du moins, ne s’était-il pas fait élire sur un programme déclaré socialiste. Et on pouvait doublement regretter sa perte, lorsqu’en face de la quasi-inertie de son successeur, on se rappelait son apostrophe à Guizot qui en 1837, présentait le travail comme un « frein nécessaire » pour la classe ouvrière, et sans lequel les classes moyennes ne seraient plus en sécurité.

« Comment ! lui avait répliqué Garnier-Pagès, vous seriez conduits à cette extrémité que vous n’aurez peut-être pas comprise, car elle est effrayante ; à cette extrémité, dis-je, que ces hommes si dangereux, s’ils avaient des loisirs devant eux, s’ils avaient une assez grande somme de temps, par suite de bien matériel, pour s’occuper des affaires du pays, menaceraient la tranquillité publique ! Comment ! nous ne serons tranquilles qu’alors qu’il y aura assez de misère pour qu’ils soient forcés de travailler ! »

Le procès de Ledru-Rollin n’avait pas découragé le ministère, qui poursuivait son système de répression de la presse à outrance. Dociles à la voix de leur chef, les procureurs généraux s’étaient emparés de la circulaire de Martin (du Nord), dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, et les tribunaux ne chômaient point. En quelques semaines, le National était saisi trois fois, poursuivi deux fois, puis une troisième ; trois fois le jury l’acquitta. Dans les départements, le jury acquittait également les journaux poursuivis. Le ministère allait avoir sa revanche sur les journalistes détestés.

Le 13 septembre, au moment où, revenant de l’armée d’Afrique, le duc d’Aumale passait dans le faubourg Saint-Antoine avec son état-major, un malheureux ouvrier, aigri jusqu’à l’exaspération par les souffrances endurées dans les pénitentiers militaires dont il avait réussi à s’évader, tira sur le prince, sans l’atteindre. Il se nommait Quénisset et était scieur de long. L’instruction établit qu’il appartenait à la société des Égalitaires, sous le nom