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et, en considérant votre supériorité naturelle sur moi, je dois en être convaincu ; mais la raison n’est pas tout l’homme. »

Mais ce n’était pas en vain que le puissant cerveau de Lamennais avait opprimé quelque temps celui de Lacordaire. Celui-ci s’était fermé à la raison, mais il en avait reçu les formes extérieures. En sorte que Lamennais ne l’avait rapproché du siècle que pour l’y opposer plus directement. Cultivant le don oratoire qu’il avait, il rajeunit l’éloquence de la chaire, la rendit plus actuelle, montra, selon l’expression de Montalembert, « une heureuse facilité à maîtriser l’imagination de ses contemporains comme à utiliser leurs préjugés. » Aussi y avait-il foule à ses conférences de Notre-Dame. Pour un peu, on y eût applaudi comme au théâtre. Épousant la légende napoléonienne, il fit, nous dit son apologiste, « du météore impérial un des lieux communs les plus répugnants et les plus malavisés de la chaire chrétienne ».

De même qu’il réclamait pour l’Église la liberté d’en finir avec la liberté, il employait le vocabulaire moderne pour ramener au passé les âmes de son temps. Il trouvait des accents pittoresques et pressants pour maudire le progrès en des apostrophes telles que celle-ci, où l’amour de la nature et de la liberté est opposé à la science qui organise et aménage le monde :

« Oui, montagnes inaccessibles, neiges éternelles, sables brûlants, marais empestés, climats destructeurs, nous vous rendons grâce pour le passé et nous espérons en vous pour l’avenir ! Oui, vous nous conserverez de libres oasis, des thébaïdes solitaires, des sentiers perdus ; vous ne cesserez de nous protéger contre les forts de ce monde ; vous ne permettrez pas à la chimère de prévaloir contre la nature et de faire du globe, si bien pétri par la main de Dieu, une espèce d’horrible et étroit cachot où l’on ne respirera plus librement que la vapeur, et où le fer et le feu seront les premiers officiers d’une impitoyable autocratie. »

Son talent et la popularité qu’il lui valait, il les employa à faire accepter son habit, sa doctrine, sa congrégation reconstituée. Il opposa l’opinion publique à la loi. « On a dit que les communautés religieuses étaient interdites en France par les lois, écrivait-il dans son Mémoire pour le rétablissement des frères prêcheurs ; plusieurs l’ont nié ; d’autres ont soutenu que ces lois, supposé qu’elles existent, avaient été abrogées par la Charte. Je n’examinerai aucune de ces questions. Car je ne me présente, en ce moment, ni à la tribune ni à la barre d’une cour de justice. Je m’adresse à une autorité qui est la reine du monde, qui, de temps immémorial, a proscrit des lois, en a fait d’autres, de qui les chartes elles-mêmes dépendent… C’est à l’opinion publique que je demande protection. »

Et pour s’en concilier les parties les plus agissantes, et lier sa cause au mouvement qui se dessinait en faveur de l’association, il déclarait que « les associations religieuses, agricoles, industrielles, sont les seules ressources de l’avenir contre la perpétuité des révolutions. Jamais, ajoutait-il, le genre