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juges, montra beaucoup d’amertume pour la stupidité, le mot est de lui, des républicains pendant toute l’agitation belliqueuse de 1840. « Nous sommes, dit-il dans une lettre à Ackermann, dans un pétrin politique dont tout le monde s’effraye, et que le National exploite merveilleusement. »

Et s’en prenant à Lamennais, il ajoute : « Il faut au parti un philosophe tel quel, et vous pouvez croire que les abstractions robespierristes de Lamennais seront prônées. Trois ou quatre hommes sont à mes yeux les fléaux de la France ; et je souscrirais volontiers une couronne civique à celui qui, par le fer, le feu ou le poison, nous en délivrerait ; ce sont Lamennais, Cormenin et A. Marrast. »

« Je n’aime pas les apostats, » dira-t-il quelques mois plus tard. Dans son procès, Lamennais a répété ses critiques des Paroles d’un croyant contre les socialistes, qu’il accuse de sacrifier la liberté de l’homme à son bien-être matériel. « Il n’y a pas jusqu’à ce cagot repenti de Lamennais, s’écrie furieusement Proudhon en janvier, qui, pour se défendre, ne m’ait dénoncé d’une manière indirecte. Je me propose de lui en témoigner incessamment ma reconnaissance d’une façon qui fera un peu baisser sa gloire. »

Lamennais allait à gauche, plus empêtré encore dans sa robe de prêtre, depuis qu’il l’avait quittée. Ce petit homme maigre, ardent et concentré, vivait dans le monde des idées et des abstractions, tout à son rêve mystique d’un mariage du christianisme et de la démocratie. Le ton prophétique de ses écrits, son style fulgurant, sa sincérité communicative, son absolutisme, eussent fait de lui un Savonarole dans un siècle de foi. Il réimprimait le Discours sur la servitude volontaire, ce Contr’un que la prudente générosité de Montaigne avait attribué à Étienne de la Boétie, tentait un moment de diriger le journal le Monde, publiait dans la Revue des Deux Mondes ses idées sur les réformes pratiques, où, imprégné de saint-simonisme, il préconisait la multiplication des établissements de crédit et l’assujettissement de tous à la loi du travail.

Mais il était mal à l’aise dans ces occupations terre à terre. L’Église avait déçu son rêve, et la démocratie poursuivait son destin loin des voies qu’il lui traçait en traits apocalyptiques. Il était dépaysé dans le parti auquel il était allé, tout autant que dans l’Église au moment où il l’avait quittée. Il ne rejoignait la démocratie que dans son idéal supérieur et dans ses critiques au jour le jour du régime de corruption ; avec elle, il accusait le gouvernement de Louis-Philippe de lâcheté à l’extérieur et d’impuissance à l’intérieur. Dans son austérité colérique, il rendait les saisons elles-mêmes complices de l’abaissement universel, et les brouillards de novembre lui faisaient écrire : « La boue, c’est Paris, et Paris, c’est la boue. Il semble, au surplus, qu’on ait fermement résolu de transformer la France à son image. »

Sa condamnation n’était pour rien dans cet aigrissement. Elle n’abattait pas son espoir, et il voyait, dans l’excès du mal, le signe du relèvement