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cratie renchérissant sur Joseph de Maistre lui-même, était un logicien épris d’absolu. Il avait rêvé pour l’Église, la domination universelle : elle ne pouvait la reconquérir qu’en séparant sa cause de celle des rois, en se libérant des liens qui l’attachaient aux divers pouvoirs temporels, en allant au peuple. Rome, nous le savons, s’était effrayée de ces audaces, et Grégoire XVI, qui en était à prêcher aux Polonais la soumission au tzar, l’avait désavoué dans la célèbre encyclique de 1832, qui était une véritable déclaration de guerre aux principes de 1789.

Lamennais s’était incliné, tout en faisant des réserves en ces termes, après avoir affirmé sa soumission au pape, pour toutes les choses de la foi : « Ma conscience me fait un devoir de déclarer en même temps que, selon ma ferme persuasion, si, dans l’ordre religieux, le chrétien ne sait écouter et obéir, il demeure, à l’égard de la puissance spirituelle, entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes dans l’ordre purement temporel. »

On voulut de lui une soumission plus entière et même qu’il cessât d’écrire. L’archevêque de Paris lui avait exprimé ses craintes à propos de l’ouvrage qu’il préparait. Il lui répondit :

« J’attaque avec force le système des rois, leur odieux despotisme, parce que le despotisme qui renverse tout droit est mauvais en soi… Je me fais donc peuple, je m’identifie à ses souffrances et à ses misères, afin de lui faire comprendre que, s’il n’en peut sortir que par l’établissement d’une véritable liberté, jamais il n’obtiendra cette liberté qu’en se séparant des doctrines anarchiques, qu’en respectant la propriété, le droit d’autrui, et tout ce qui est juste… Deux choses néanmoins, à mon grand regret, choqueront : l’indignation avec laquelle je parle des rois ; la seconde est l’intention que j’attribue aux souverains, tout en se jouant du christianisme, d’employer l’influence de ses ministres pour la faire servir à leurs fins personnelles… je ne dis pas qu’ils aient réussi dans cet abominable dessein. »

Les Paroles d’un Croyant parurent, cet ouvrage enflammé qui faisait pleurer d’enthousiasme les typographes chargés de le composer. La démocratie salua de ses acclamations ce prêtre qui arrachait le Christ à l’Église et le ramenait au milieu du peuple. La classe ouvrière lui fut reconnaissante d’avoir demandé pour elle la liberté d’association et le droit au bien-être par le travail. Le socialisme, alors, se cherchait encore, en dehors des minuscules groupes de communistes et de phalanstériens réunis autour de Buonarotti et de Tourier. La légende du Christ, enfant du peuple et démocrate, convenait à la religiosité vague des foules, leur labeur s’en trouvait divinisé, leurs aspirations imprécises vers l’émancipation totale en recevaient un reflet paradisiaque : enfin, la démocratie s’appuyait sur une tradition antique et vénérable, en même temps qu’elle semblait décrétée par le ciel lui-même, par un Dieu fait homme. Proudhon, qui venait de publier son premier Mémoire sur la propriété au moment où le ministre traquait les journaux et traînait Lamennais devant les