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Quand on méconnait ce que vaut le ressort de la nationalité, on mérite de perdre le sentiment de la langue. »

Quinet répondit à Lamartine, dans la Revue des Deux Mondes également :


Ne livrons pas sitôt la France en sacrifice
Au nouveau Baal qu’on appelle unité.
Sur ce vague bûcher où tout vent est propice.
Ne brûlons pas nos dieux devant l’humanité.

L’humanité n’est pas la feuille vagabonde,
Sans pays, sans racine, enfant de l’aquilon.
C’est le fleuve enfermé dans le lit qu’il féconde.
Parent, époux des cieux mêlés à son limon.

Pour désarmer nos cœurs, apprivoise le monde.
D’avance, à l’avenir, as-tu versé la paix ?
Et du Nord hérissé le sanglier qui gronde.
De ta muse de miel a-t-il léché les traits 7

Le Rhin sous ta nacelle endort-il son murmure ?
Que la France puisse y boire en face du Germain.
L’haleine du glacier rouillant leur double armure.
Deux races aussitôt se donneront la main.


Ainsi, même pour Quinet, qui était démocrate et qui, connaissant l’Allemagne, savait que nul Allemand de la rive gauche du Rhin ne voulait être Français, la réconciliation était à ce prix : annexer des Allemands à la France, violer en leur personne le principe des nationalités, les sacrifier à la géographie et à l’histoire !

Musset admira le poème de Lamartine. Dans une réunion « d’ouvriers en poésie » chez Mme de Girardin, il en récita une strophe qu’il savait par cœur. Puis, excité par l’hôtesse du lieu, par Balzac, par Théophile Gautier, il y fit une réplique en un quart d’heure. « On lui avait donné, dit Mme de Girardin, tout ce qu’il fallait pour travailler. — du papier, des plumes et de l’encre, donc ! on lui avait donné deux cigares. » Au bout d’un quart d’heure. « les cigares étaient consumés, les vers rimés ».


Nous l’avons eu, votre Rhin allemand,
Il a tenu dans notre verre.
Un couplet qu’on s’en va chantant
Efface-t-il la trace altière
Du pied de nos chevaux marqué dans votre sang ?


En publiant ce chant de provocation et de haine, la Revue des Deux Mondes estima que « le spirituel poêle donnait une expression plus énergique et plus vraie d’un sentiment national » que l’auteur des Méditations. Celui-ci a jugé sévèrement les « strophes railleuses et prosaïques » que le public porta aux nues « engouement, dit-il, qui ne prouve qu’une chose : c’est que le patriotisme n’était pas plus poétique qu’il n’était politique en ce temps-là ».