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Le roi de Prusse lui offrit le choix entre un présent de mille thalers et une pension de trois cents thalers pendant cinq ans. La pension lui eût permis de terminer ses études, à la fin desquelles une place dans la magistrature lui était offerte. Il préféra les mille thalers et une modeste place de greffier. Le roi de Bavière lui envoya également un présent. Les villes de Mayence et de Carlsruhe en firent autant. Le vieux poète de 1813, Arndt, lui dédia une poésie.

L’engouement dura ce que dura la crise. Cinq ans après, Becker, qui était peu robuste et aimait trop le vin clair de sa patrie rhénane, mourait obscur comme il était né. Les journaux lui donnèrent à ce moment un regain de gloire auquel Jules Janin eut le mauvais goût, dans son chauvinisme, de mêler son coup de sifflet. Le critique des Débats gardait rancune à son jeune confrère d’avoir si bien gardé cette rive gauche du Rhin qu’il avait offert de reprendre à la tête d’un corps d’armée.

« Personne, dit M. Thureau-Dangin, ne lisait en France les brochures de combat qui circulaient en Allemagne. » Ce n’est que trop vrai et l’on croyait en France que les peuples des deux bords du Rhin nous attendaient comme des libérateurs, les uns impatients de redevenir français, les autres de se débarrasser de leurs rois et de leurs ducs. Le Chant du Rhin ne fut connu en France que par une traduction parue en Belgique, alors que déjà un autre chant, la Garde au Rhein (die Wacht am Rhein). naissait et se propageait. Son auteur, Max Schneckenburger, eut une gloire moins bruyante et plus tardive que Becker. Son lied devint chant national, et c’est à ses accents qu’en 1870 l’Allemagne se mit en marche contre nous.

Avant même qu’on ne répondit en France au cri belliqueux de Becker, les libéraux de son pays, nous dit M. Gaston Raphaël dans un fascicule des Cahiers de la Quinzaine merveilleusement documenté sur la littérature guerrière de ce moment historique, avaient essayé de réagir contre le courant. Robert Prulz proclama, dans une poésie intitulée le Rhin, que la liberté ferait des Allemands des hommes dignes et capables de conserver le fleuve national. « Rougissez, dit-il à ses compatriotes, de parler aujourd’hui du libre Rhin allemand. Soyez d’abord vous-mêmes libres et Allemands. » Un autre poète, Wilhelm Cornélius, disait également dans la Réponse du Rhin : « Ne me nommez ni « Allemand » ni « libre ! » Rudolph Gottschall n’affirma pas seulement la patrie et la liberté. Il attaqua courageusement les « Franzozenfresser » (les mangeurs de Français) et chanta :

Ne sois pas un mur qui sépare, sois le pont,
Ô Rhin qui conduis les peuples les uns vers les autres.

M. G. Raphaël croit que cette poésie, où l’auteur crie : « Point d’Allemands ! point de Français ! Oubliez les noms ! Soyons hommes seulement ! » fut inspirée par la Marseillaise de la paix, par laquelle Lamartine répondit au chant de Becker. Il se peut. L’obscur poète allemand n’en montra pas moins du