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contre la nation incroyante et représentaient Paris comme la Babylone moderne, la grande prostituée, l’asile de tous les vices.

Selon Varnhagen von Else, le général Scharnhorst affirmait que la guerre était certaine, et qu’elle aboutirait au partage de la France. « La France, disait le général, représente le principe de l’immoralité. Il faut qu’elle soit anéantie ; sans cela il n’y aurait plus de Dieu au ciel. » Un autre militaire, le major Helmulh von Moltke, espérait que cette fois « l’Allemagne ne remettrait pas l’épée au fourreau avant que la France n’eût acquitté en entier sa dette envers elle. » Cette année-là, l’anniversaire de Liepzig fut fêté avec une ardeur inconnue jusque-là.

Ce fut vraiment, au dire d’un historien allemand, « le jour de la conception de l’Allemagne ». L’unité, rêve du libéralisme germanique, se faisait contre l’ennemi de l’Ouest : la patrie allemande naissait de son péril et non de la liberté. Aussi les libéraux, amis de la France, étaient-ils consternés. Mais qu’eussent-ils fait contre un tel courant ? Ne leur eût-on pas crié : Regardez les libéraux français, entendez-les demander à grands cris le démembrement de la patrie allemande.

Néanmoins, le libéralisme tenait bon dans certains centres, et s’efforçait d’éteindre le furor teutonicus. Mais il faut avouer qu’ils étaient bien mal secondés par les libéraux de notre pays, qui faisaient trop bon marché des sentiments patriotiques du libéralisme d’Outre-Rhin. Ils affirmèrent cependant leurs sympathies à Carlsruhe, à Mannheim, à Heidelberg, où les souscriptions furent ouvertes en faveur des victimes des inondations du Rhône.

L’effervescence, des deux côtés du Rhin, s’était exprimée en vers et en prose. La querelle prit bientôt le tour d’un concours littéraire. Dans une poésie sur le retour des cendres, insérée par le Moniteur, le poète Baour-Lormian s’était écrié :

Aux Français qu’on outrage, il n’est rien d’impossible.

Un poète inconnu, Nicolas Becker, avait exprimé de son côté la protestation allemande, dans la Chanson du Rhin, que la Gazette de Trêves publiait dans son numéro du 18 septembre. Le lendemain, l’Allemagne tout entière répétait ce chant de défi, clamait : « Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu’à ce que ses flots aient enseveli les ossements du dernier homme. »

Il n’en avait pas fallu davantage à Rouget de Lisle pour être célèbre. L’auteur de la Marseillaise allemande le fut. Plus de deux cents compositeurs mirent son chant en musique, chaque canton, chaque ville le chantait sur un air différent ; en cela, l’âme allemande ne fut pas aussi à l’unisson que l’âme française. Ses compatriotes de Cologne organisèrent en son honneur une retraite aux flambeaux jusqu’à sa demeure, où ils lui remirent une couronne de lierre. Le patriotisme local proposa d’appeler son chant : la Colognaise, afin de mieux l’opposer à la Marseillaise.