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anglais, le Vanguard. L’escadre française se porta au-devant de l’expédition, décidée à lui barrer la route.

L’amiral français dirigea son vaisseau droit sur celui du capitan-pacha et somma celui-ci de s’arrêter. On le reçut à bord avec de grandes démonstrations de politesse et, après une courte conférence avec le capitan-pacha, il regagna son navire et laissa passage aux navires turcs, sous les regards moqueurs des Anglais. Ceux-ci eurent moins sujet de rire, lorsque, arrivée à Alexandrie, la flotte turque vint se ranger fraternellement dans le port, à côté des vaisseaux de Méhémet-Ali. L’amiral ottoman allait au plus fort. Le pacha d’Égypte y avait sans doute mis le prix.

La France avait-elle bien servi sa chance ? Était-elle en mesure de profiter de ces incidents heureux pour elle ? Non, car sa politique à l’égard de la Porte et de l’Égypte avait été incertaine et flottante. Dans la discussion du 24 juin 1839, le gouvernement avait affirmé en ces termes sa doctrine par la voix de Guizot :

« Maintenir l’empire ottoman pour le maintien de l’équilibre européen ; et quand, par la force des choses, par la marche naturelle des faits, quelque démembrement s’opère, quelque province se détache du vieil empire, favoriser la conversion de cette province en État indépendant, en souveraineté nouvelle, qui prenne place dans la coalition des États et qui serve un jour, dans sa nouvelle situation, à la fondation d’un nouvel équilibre européen, voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite. »

C’était parfait, c’était parler d’une manière et, avec des réticences, agir d’une autre, puisque la France encourageait Méhémet-Ali, quitte à le contenir lorsque l’Europe montrait les dents, et à lui faire des promesses que, par des reculades devant les cabinets de Londres et de Vienne, on se rendait de plus en plus incapable de tenir.

Fallait-il prendre le taureau par les cornes, comme le conseillait Lamartine, et inviter les puissances à se partager l’empire ottoman, à se répartir les sphères d’influence, et à assurer la tranquillité de ces provinces troublées ? Étant données la rivalité directe de l’Autriche et de la Russie, l’opposition des intérêts français et anglais en Syrie et en Égypte, une telle politique était impossible. Il devait déclarer depuis que « rien n’était plus coupable et plus immoral que ce prétendu droit d’expropriation des Ottomans ». Ce droit était surtout impossible à pratiquer en l’état de division de l’Europe.

Dans la discussion de janvier 1840, Thiers avait, nous le savons, proposé un partage d’influence entre la France et l’Angleterre. Berryer, alors, s’était écrié : « Quoi ! la France ne sera qu’une puissance continentale, en dépit de ces vastes mers qui viennent rouler leurs flots sur ses rivages et solliciter en quelque sorte son génie ! » L’alliance anglaise, pourtant, était à ce prix : lui laisser l’empire des mers. Quant à ce qui était d’obtenir d’elle un appui pour permettre à la France de s’étendre sur le continent, c’était pure folie d’y songer.