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C’est au cours de la discussion qu’ils soutinrent contre leurs alliés d’hier devenus ministériels, qu’Arago prononça son discours sur l’organisation du travail, dont nous avons parlé plus haut, et qui avait été au cœur des ouvriers parisiens.

Au droit du peuple souverain, Thiers opposa la loi. Il vint affirmer à la tribune que tout droit vient de la loi. Comme la loi elle-même est faite pour les plus forts, c’était remettre aux mains de la force la création du droit, c’était inviter le peuple à user de sa force pour créer son droit et le substituer à celui, des deux cent mille citoyens qui formaient le pays légal. Or, que faisaient les exclus, ils pétitionnaient. C’était leur droit. Mais armés de la loi, les deux cent mille censitaires usaient du leur en ne faisant aucun cas de leurs pétitions.

Thiers put railler ensuite les partisans du suffrage universel qui, sur trente millions d’êtres humains, n’en admettaient que le quart au vote. Quoi les hommes seulement ! Pourquoi pas les femmes ? Pourquoi pas les enfants ? « Vous excluez, leur disait-il, au nom de la raison ; nous excluons, nous, au nom de la loi. » La raison pouvait avouer ses origines, la loi ne le pouvait pas, sans démasquer la force.

Garnier-Pagès, au lieu de remonter à l’origine, pourtant si récente, de la loi invoquée par le ministère, préféra défendre « le droit sacré » de ceux qui n’en ont pas d’autre que de se plaindre. « Vous ne seriez, lui dit-il, si vous oubliiez cela, que le gouvernement de cent quatre vingt mille personnes, et non pas le gouvernement du pays. » Aller au fond des choses, montrer l’origine révolutionnaire de la loi dont se réclamait son adversaire, Garnier-Pagès ne le pouvait qu’en appelant les exclus à faire une révolution, et c’est ce qu’il ne voulait pas.

Il se rabattit sur les pratiques du gouvernement, le montra en flagrant délit de corruption sur la presse, enlevant à l’opposition des journalistes connus et les envoyant en misions grassement rétribuées. On se chuchotait les noms de Capo de Feuillide et de Granier de Cassagnac. Thiers répondit en rejetant sur son collègue de l’Instruction publique, des mesures qui, disait-il, n’avaient aucun rapport avec la politique. La Chambre savait à quoi s’en tenir sur ces « voyages d’études ». Aussi devait-elle, au budget suivant, rejeter le crédit qui leur avait été affecté. Elle n’en vota pas moins pour le moment, par des motifs absolument étrangers à la moralité du ministère et même au désir qu’elle avait de le conserver, le rejet de toute réforme électorale.

L’opposition reçut une nouvelle force de ce refus. Elle se tourna immédiatement vers le pays. La presse libérale des départements fit écho à celle de Paris. La garde nationale s’émut. À la revue que le roi passa le 14 juin, de nombreux cris de : « Vive la Réforme ! » furent poussés par les gardes, et même par les officiers. Des banquets furent organisés, où prirent la parole Laffitte, Arago, Dupont (de l’Eure), les rédacteurs du National et du Journal du Peuple.