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Thiers fit de l’équilibre entre ces intérêts hostiles, et profita de leur hostilité pour maintenir à 49 fr. 50 la taxe sur les sucres coloniaux et élever de 15 à 27 francs la taxe sur les sucres indigènes. Profit pour le Trésor, dira-t-on ? Non, puisqu’en somme on renchérissait une denrée et qu’on en ralentissait ainsi l’accroissement de consommation. À cette époque déjà, les Anglais consommaient annuellement trois fois plus de sucre que les Français. Cette proportion n’a pas été modifiée depuis, les gouvernements qui se sont succédé jusqu’à ce jour ayant toujours suivi la pratique d’alors : équilibrer les intérêts des producteurs tout en cédant aux plus gros, tirer pour le budget des recettes le meilleur parti de la situation, considérer la masse des consommateurs comme rançonnable à merci.

La loi votée, force fut de revenir à la politique. La loi des incompatibilités avait bien été enterrée le 16 mai par un discours de Jaubert, battant le rappel parlementaire autour des lois d’affaires, mais elle avait déchaîné dans le pays un mouvement considérable. L’opposition avait fait une campagne directe, non pas seulement pour la loi des incompatibilités, mais pour la réforme électorale tout entière. Des pétitions avaient été déposées sur le bureau de la Chambre par Arago.

Par une sorte de bravade, le rapporteur désigné fut un ancien membre de l’opposition, Golbéry, que Thiers venait de nommer procureur général à Besançon. On voulait la réforme électorale, eh bien ! on n’aurait pas même la loi des incompatibilités, et c’est un des députés visés par celle-ci qui allait faire le geste qui rejetterait celle-là. Golbéry avait d’ailleurs beau jeu, non seulement de par l’immense majorité résolue à s’opposer à toute réforme, mais encore du fait que les partisans de la réforme étaient profondément divisés.

Trois systèmes étaient en présence : celui du suffrage universel et direct, celui de l’extension du droit de suffrage et celui du suffrage à deux degrés. Pour le premier, le rapporteur demandait que la Chambre passât à l’ordre du jour. Pour le second, il distinguait : tout en écartant par l’ordre du jour les propositions tendant à rendre électeurs tous les gardes nationaux, comme trop proches du suffrage universel, il renvoyait à l’examen du président du Conseil et du ministre de l’Intérieur celles qui fixaient un minimum de six cents membres par collège électoral, et celles qui conféraient l’électorat à la seconde liste du jury.

C’était aimablement dire au pouvoir : vous choisirez vous-même les nouveaux électeurs parmi les citoyens qui ne paient pas le cens exigé. Le pouvoir, résolu à n’accepter aucune réforme qui entamât le régime censitaire, fit la sourde oreille, ou plutôt se déclara nettement opposé à toute modification du statut électoral. Thiers refusa de même l’examen des propositions secondaires que lui renvoyait le rapporteur : l’abolition du serment et le vote au chef-lieu du département. La loi électorale devait être intangible.

De toute la gauche, seuls les radicaux appuyèrent la réforme électorale.