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La loi, votée à la Chambre, s’en alla de nouveau échouer devant les pairs, sous les coups de Roy, rapporteur, de Persil et de Mérilhou.

Ce qu’on venait de donner aux rentiers, on allait le refuser aux boutiquiers. Certes, la monarchie de juillet savait ce qu’elle devait à la boutique. Mais le roi de France, mis par elle sur le trône, ne payait les dettes du duc d’Orléans que lorsqu’il lui était impossible de faire autrement. Les émigrés inscrits au grand-livre avaient leurs défenseurs au Luxembourg, et grâce à ceux-ci, l’État continua de payer sa dette à un taux devenu usuraire. Louis-Philippe, qui était un des plus gros rentiers de France, ne pouvait que s’en réjouir.

Mais si le monde qui vit paresseusement de la rente, et la veut inamovible, avait ses défenseurs dans la Chambre des pairs, le monde qui vit des affaires, organise les grandes entreprises, groupe et brasse les millions de l’épargne, avait les siens à la Chambre des députés. La classe dirigeante de la veille, les propriétaires terriens, pour qui la rente était une transformation des redevances féodales, avait cédé une partie du pouvoir ; mais la classe dirigeante qui montait, celle des banquiers, des organisateurs de la propriété industrielle mobilière, n’était pas encore assez, forte pour conquérir l’hégémonie.

Quant à la boutique, ce petit monde de commerce et d’industrie devait payer rançon aux anciens maîtres, puisque toute matière première d’industrie vient du sol, et aux nouveaux, puisqu’il ne pouvait vivre sans recourir au mécanisme du crédit. Or, si la rente était représentée au Luxembourg et la finance au Palais-Bourbon, la boutique et l’atelier ne l’étaient nulle part. On le leur fît bien voir lorsque fut mis en discussion le renouvellement du privilège de la Banque de France.

Le gouvernement proposait une prorogation de vingt-cinq ans, sans aucune modification au système établi en 1803. Garnier-Pagès employa en vain les ressources de sa dialectique pour obtenir que l’obligation de présenter trois signatures ne fût pas maintenue et que le délai maximum de l’escompte fût portée de trois mois à cent dix jours, voire à six mois. Les banquiers tenaient trop à cette troisième signature, qui les interposait entre la Banque et ses emprunteurs et augmentait, pour ceux-ci, de cinquante pour cent le taux de l’escompte. Quant au prolongement du délai, comment l’eussent-ils consenti sans permettre aux négociants et aux industriels les entreprises de longue haleine et de vaste envergure qu’ils méditaient d’entreprendre pour leur propre compte, avec, bien entendu, et tous risques ainsi limités, avec l’argent anonyme de l’épargne publique ? La Banque, toute puissante dans les conseils du gouvernement, remporta donc facilement la victoire dans les deux Chambres.

Thiers, ainsi, parvenait à gouverner dans une paix relative en ne laissant porter les débats parlementaires que sur des questions d’affaires. Il faisait une politique d’affaires, et cela allait à merveille à son tempérament, non seulement parce que de tout son instinct il tendait vers les puissances d’argent, mais