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Désormais, les capitalistes pouvaient opérer sans péril sur la matière. L’État était là avec sa puissance, son crédit, son budget. On lui infligeait à la fois cet affront de suspecter sa capacité et sa probité pour la construction et l’exploitation, et de mendier hautainement son appui. Le tout, au nom en même temps qu’au mépris des doctrines du libéralisme économique, de l’abstention absolue de l’État dans les entreprises privées.

Satisfaits du côté des chemins de fer, les capitalistes demandèrent satisfaction pour les lignes de navigation. Partout, pour les transports rapides, la navigation à vapeur se substituait à la navigation à voiles. C’était pour la France une nécessité urgente, et dont l’évidence apparaissait de ne pas se laisser distancer par l’Angleterre et par les États-Unis, de n’être pas à leur merci pour le service postal. Il était d’autre part évident que, livrées à leurs ressources propres, les compagnies de navigation auraient été incapables d’établir les lignes postales reconnues nécessaires.

Mais, en réalité, le service postal était un prétexte, assurément fort valable, pour subventionner les compagnies qui établiraient des lignes de navigation et relieraient les principaux ports de l’Amérique du Nord et du Sud à nos ports de Nantes, du Havre, de Bordeaux et de Marseille. Ici encore, l’industrie privée ne pouvait prendre son essor, et se mettre en état en même temps de prendre charge d’un service public, que par le secours du budget. En bons utilitaires qu’ils étaient, les doctrinaires de l’économie politique orthodoxe laissaient sommeiller leur théorie de l’abstention de l’État toutes les fois que l’initiative privée se sentait incapable d’entreprendre sans son secours les œuvres d’une certaine envergure.

Il fut donc créé trois grandes lignes : du Havre à New-York, de Nantes au Brésil, et de Bordeaux et de Marseille au Mexique. Vingt-cinq millions furent répartis sur les budgets de 1841, 1842 et 1843, à l’effet de subventionner la première de ces lignes, le gouvernement devant desservir la seconde et la troisième. Cette fois-ci, les capitalistes n’eurent pas du premier coup tout le gâteau. Mais les aider à créer la ligne du Havre, c’était s’engager à les aider pour la construction du chemin de fer de Rouen à cette ville. La part des capitalistes, ainsi accrue, était encore très belle. Aussi s’en contentèrent-ils d’autant mieux qu’ils n’eussent pour l’instant pu digérer un plus gros morceau. En même temps qu’il faisait quelque chose pour eux, le ministère essayait de faire quelque chose pour l’État, et travaillait à diminuer le poids de la dette publique. Il présenta donc, lui aussi, un projet de conversion du cinq pour cent, espérant avoir plus de chance que ses prédécesseurs. Ici, ce ne furent pas les capitalistes qui protestèrent, mais la classe oisive qui vit sans labeur du produit de la rente. La cour et tous les parasites à particule cachèrent leurs intérêts derrière l’humble foule de la petite épargne et se remirent à crier à la spoliation, à dénoncer la violation des engagements pris par l’État sur lequel ils prétendaient avoir non une créance rachetable, mais un droit perpétuel de participation à son budget.