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devoir. D’autre part, il ne voulait pas s’aliéner les voix qu’il avait à droite. Pour celles-ci, il proclama que, s’il ne s’opposait pas à la prise en considération c’était parce que le projet n’avait en rien le caractère d’une réforme électorale. Du même coup, il permettait à la gauche de voter le principe des incompatibilités. Elle pouvait s’en rapporter à lui pour ne pas laisser aller les choses plus loin.

Et, de fait, il manœuvra en conséquence et fit mettre en tête de l’ordre du jour une série de lois d’affaires. Aidé de Joubert, ministre des Travaux publics, il montra de grands intérêts matériels en souffrance, et sollicita pour eux l’attention de la Chambre. C’était tendre l’hameçon au bon endroit. Les chemins de fer, les salines, les compagnies de navigation, les sucres, la conversion elle-même, attendaient des solutions conformes aux intérêts capitalistes. Allait-on, pour une misérable question de principe, négliger les seuls objets dignes de la sollicitude parlementaire !

D’ailleurs, depuis le 7 avril, le projet Joubert sur les chemins de fer était déposé, et le rapporteur, Gustave de Beaumont, avait fait diligence, car les concessions de 1838, sauf celle de Strasbourg à Bâle, étaient en détresse. C’était le moment, semble-t-il, pour le ministre de reprendre son projet de 1838. Le système des concessions à des compagnies ayant donné des résultats désastreux, il n’y avait plus qu’à appliquer celui de l’exploitation par l’État. Mais Joubert était revenu de son idée première. Puisque la Chambre n’avait pas voulu de son système, il n’en reparlait plus, alors qu’il élit fallu en parler plus que jamais.

Thiers, d’ailleurs, avouait en ces termes, lui qui avait été partisan de l’exploitation par l’État, le plat réalisme qui guidait sa politique : « Nous proposons le système des compagnies parce que le système de l’exploitation par l’État ne réussirait pas auprès de la Chambre. » L’ancien projet donnait à l’État les grandes lignes, et laissait aux compagnies les lignes de raccordement et les embranchements. Le nouveau procéda tout à l’opposé. Les capitalistes voulaient faire grand. Mais comme ils ne se sentaient pas de taille ni de nature à se cautionner eux-mêmes devant l’épargne, ils appelaient l’État à leur secours. L’État répondit docilement à l’appel.

La Chambre vota donc une prise d’actions des deux cinquièmes et une garantie d’intérêts pour la compagnie d’Orléans, consentit un prêt hypothécaire aux chemins de fer de Strasbourg à Bâle, d’Andrézieux à Roanne et de Paris à Rouen, et décida de consacrer vingt-quatre millions à l’exécution par l’État des chemins de Montpellier à Nîmes, de Lille et de Valenciennes respectivement à la frontière belge.

Seul, Garnier-Pagès fit opposition sans faiblesse ni répit. Mais que dire à une Chambre assez imprégnée de l’esprit capitaliste pour que le comte Duchâtel pût y émettre des aphorismes tel que celui-ci : « L’État doit se réserver toutes les chances de ruine pour en préserver les compagnies ! »