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tate à ce propos que la gauche « a abdiqué ses préventions, ses préjugés et ses utopies ». Désormais, la gauche est gouvernementale, les ponts sont coupés derrière elle. « On ne revient pas d’un tel vote, car on en reviendrait brisé, déconsidéré, presque annihilé. »

Les conservateurs vont lui servir le second plat, ou plutôt tenter de lui enlever les plats de dessous le nez au moment où elle s’attable. Selon la tactique des droites lorsqu’elles sont dans l’opposition, Romilly, député de Versailles, a repris une proposition de Gauguier sur les incompatibilités parlementaires. Comment la gauche repousserait-elle une proposition qu’elle a naguère soutenue ? Quant à la droite, que risque-t-elle en la votant ? De se jeter « en pleine réforme électorale », comme l’en avertit le Journal des Débats ? Non, elle sait que les votes de principe ne sont faits que pour renverser les ministères. Que de fois, depuis, nous verrons se renouveler cette comédie !

La proposition Romilly était sèche et nette : « Les membres de la Chambre des députés, disait-elle, ne peuvent être promus à des fonctions, charges ou emplois publics salariés ni obtenir d’avancement pendant le cours de leur législature et de l’année qui suit. » Dans une Chambre qui comptait près de cent quatre-vingt fonctionnaires, c’était ôter à Thiers les moyens de gouverner par les moyens que ses prédécesseurs, et lui-même lors de son passage aux affaires, avaient toujours employés. Dans une partie de grecs, obliger un des joueurs à être honnête, c’est le dépouiller : il a perdu avant d’avoir joué.

La discussion vint le 24 avril, non sur le fond, mais sur la prise en considération. Les conservateurs qui avaient lié partie avec le ministère, notamment Dupin, prirent la défense des députés-fonctionnaires. Mais au lieu de se défendre, comme ce niais de Liadières, qui déclarait n’être pas de ceux qui sont disposés « à tendre servilement leur gorge au couteau de certains sacrificateurs », Dupin opposa principe à principe. Être pour les incompatibilités, dit-il en substance et reprenant l’argumentation des Débats, c’est être pour la réforme électorale. Et, carrément, il accusa ses adversaires de manquer de franchise.

Ce courtisan du Danube touchait au bon endroit. Odilon Barrot voulait bien entamer de coin le problème, par les incompatibilités, mais n’osait à ce moment l’aborder de front. Il se défendit donc d’avoir voulu la réforme électorale et allégua que la loi des incompatibilités la rendait moins nécessaire. Dupin poursuivit ses avantages et déclara voir dans la proposition Homilly « une grave atteinte portée à l’honneur des députés-fonctionnaires ». Ceux-ci, on le pense bien, firent à cet argument présenté avec une adroite rudesse l’accueil qui convenait, et leur sincérité fit écho à la sienne. Thiers, qui connaissait l’homme, appréciait le naturel que Dupin mettait dans les pires fourberies : « J’aime tant le naturel, lui fait dire Sainte-Beuve, qu’il n’est pas jusqu’à ce plat de Dupin à qui je ne pardonne toujours, parce qu’il est naturel. »

Cette fois, pourtant, il apprécia moins le perfide zèle ministériel de son allié. Thiers, en effet, n’entendait pas mettre la gauche entre son intérêt et son