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qu’en tuant la concurrence, il brisait tout ressort humain et paralysait la marche du progrès continu.

Ces opinions étaient défendues par des prolétaires d’un véritable talent, mais qui avaient réfugié tout leur idéalisme dans le domaine du sentiment et de la morale. Ils faisaient des articles sur le salon des beaux-arts et sur le livre d’Agricol Perdiguier contre l’exclusivisme ignorant et brutal du compagnonnage. Mais leur réalisme économique et social ne les portait pas à dépasser le cercle des questions strictement ouvrières et à entrevoir la complexité du problème social, ni par synthèse et encore moins par analyse. Cependant il y avait là, en somme, une bonne école d’éducation et de solidarité ouvrières.

Ces prolétaires, c’étaient le typographe Leneveu, le serrurier Gilland, dont Martin-Nadaud nous dit qu’il passait parfois la nuit entière à rédiger son article et que George Sand et « plusieurs autres grands maîtres de notre langue » appréciaient « comme écrivain », Pascal, le sculpteur Corbon, « dédaigneux et très raide pour les vantards et les faiseurs d’embarras », Agricol Perdiguier, le réformateur du compagnonnage. « A part ses articles dans le journal l’Atelier, dit Martin-Nadaud, cet homme réellement laborieux faisait chaque soir un cours de dessin et de coupe de pierre aux ouvriers désireux de s’instruire. » Tous, y compris Martin-Nadaud, polémiquaient avec mesure, mais sans lâcher pied, avec les quatre journaux communistes : le Populaire, que Cabet fait reparaître aussitôt la publication de son Voyage en Icarie ; la Fraternité, que rédigent les révolutionnaires amis de Blanqui ; l’Humanitaire, qui est fondé par des ouvriers, mais accepte des articles de quelque part que ce soit, à condition qu’ils soient communistes, athées et matérialistes, affirme la nécessité d’abolir le mariage et la famille, les villes, les arts, bref le programme de Babeuf : « la suffisance, rien que la suffisance » exaspéré par la misère et l’ignorance de ceux qui le formulent ; enfin le Travail, de Lyon, qui est rédigé exclusivement par des ouvriers.

En 1840, l’Intelligence, publiée depuis 1837 par le communiste Laponneraye, cessait de paraître. « Nous voulons, disait-elle, au milieu d’une société gangrenée d’égoïsme et de corruption, relever le saint drapeau de l’intelligence et du droit commun ; nous voulons substituer à la prédominance des intérêts matériels celle des intérêts moraux. » Son but : le communisme fraternel ; mais comme moyen de transition, on acceptait l’association des ouvriers et des capitalistes ; sa doctrine : la perfectibilité indéfinie de l’homme, le progrès incessant de l’humanité. C’était, en somme, avec beaucoup de religiosité, un compromis entre le babouvisme, le saint-simonisme et le fouriérisme. Les ouvriers parisiens lisaient avec faveur l’Intelligence, que Dézamy remplaça par l’Égalitaire, avec la collaboration de Richard de Lahautière.

L’Égalitaire portait sa critique sur l’empirisme des démocrates, qui croyaient que le but de toute agitation humaine était la réforme électorale ;