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plus, les saint-simoniens de vouloir une autre communauté encore que celle des biens. Et les rires complaisants de la majorité avaient prouvé au ministre que son allusion à la communauté des femmes avait été comprise. Entre gens vertueux, on s’entend à demi-mot.

Bazard et Enfantin saisirent au vol l’occasion nouvelle qui leur était offerte de préciser leur doctrine. Ils adressèrent le 1er octobre une lettre de protestation au président de la Chambre, contre les allégations de MM. Mauguin et Dupin, qui avaient désigné les saint-simoniens « à la France, à l’Europe entière, comme appelant la communauté des biens, et, selon une expression qu’il est impossible de reproduire sans répugnance, la communauté des femmes. »

Profitant de l’ « immense publicité qui s’attache aux débats de la Chambre », les chefs de la doctrine précisèrent en ces termes les deux points dénaturés par l’orateur de l’opposition et par celui du gouvernement :

« Le système de la communauté des biens s’entend universellement du partage égal entre tous les membres de la société, soit du fonds lui-même de la production, soit des fruits du travail de tous.

« Les saint-simoniens repoussent ce partage égal de la propriété, qui constituerait à leurs yeux une violence plus grande, une injustice plus révoltante que le partage inégal qui s’est effectué primitivement par la force des armes, par la conquête ; car ils croient à l’inégalité naturelle des hommes, et regardent cette inégalité comme la base même de l’association comme la condition indispensable de l’ordre social.

« Ils repoussent le système de la communauté des biens, car cette communauté serait une violation manifeste de la première de toutes les lois morales qu’ils ont reçu mission d’enseigner, et qui veut qu’à l’avenir chacun soit placé selon sa capacité et rétribué selon ses œuvres.

« Mais en vertu de cette loi, ils demandent l’abolition de tous les privilèges de la naissance sans exception, et par conséquent la destruction de l’héritage, le plus grand de tous ces privilèges, celui qui les comprend tous aujourd’hui, et dont l’effet est de laisser au hasard la répartition des avantages sociaux, parmi le petit nombre de ceux qui peuvent y prétendre, et de condamner la classe la plus nombreuse à la dépravation, à l’ignorance, à la misère.

« Ils demandent que tous les instruments du travail, les terres et les capitaux, qui forment aujourd’hui le fonds morcelé des propriétés particulières, soient réunis en un fonds social, et que ce fonds soit exploité par association et hiérarchiquement, de manière à ce que la tâche de chacun soit l’expression de sa capacité et sa richesse la mesure de ses œuvres.

« Les saint-simoniens ne viennent porter atteinte à la constitution de la propriété qu’en tant qu’elle consacre, pour quelques-uns, le privilège impie de l’oisiveté, c’est-à-dire celui de vivre du travail d’autrui ; qu’en tant qu’elle abandonne au hasard de la naissance le classement social des individus.

« Le christianisme a tiré les femmes de la servitude, mais il les a condamnées