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tances encouragées et fortifiées par les compétitions et les intrigues des meneurs. Il essaya d’écarter Thiers en lui offrant une ambassade. Celui-ci, qui voulait mieux et plus, refusa. « Voici ce qu’on raconte, dit Proudhon dans une lettre du 24 mars 1839 : « Le petit Foutriquet (c’est ainsi que Soult appelle Thiers) a une envie démesurée de devenir ministre, mais pas au point de consentir à redevenir ce qu’il a été jadis ; il lui faut aujourd’hui du pouvoir ; il veut être maître. Quand il avait sa fortune à faire, il ne disait rien et passait sous les jambes du maréchal Soult ; mais à présent qu’il est grand seigneur, qu’il ne peut plus souhaiter, il change ses conditions. »

Dans une autre lettre, du 12 avril, le jeune pensionnaire de l’Académie de Besançon, qui va lancer bientôt son premier Mémoire sur la propriété, rapporte ainsi les bruits qui couraient dans le public, au cours de cette crise prolongée, où les combinaisons ministérielles s’échafaudaient chaque matin pour s’écrouler le soir :

« Ces jours derniers, on disait, de par le monde, que, M. Decazes s’étant avisé, au plus fort de la crise ministérielle, d’insinuer une abdication en faveur de Coco-Poulot, Louis-Philippe était entré dans une colère extraordinaire ; qu’il avait mis son fils aîné aux arrêts, et qu’on avait eu toutes les peines du monde à l’empêcher de faire faire le procès au comte Decazes. Cette dernière particularité me rend un peu suspecte la vérité de l’anecdote que je vous donne d’ailleurs telle que je l’ai entendue. »

Avec la lucidité d’un esprit mûr pour l’immense effort auquel il va se vouer, Proudhon fait justice de la fiction sur laquelle les partis se sont livré bataille, en cette mêlée confuse. « Chose étrange, dit-il, on ne veut pas que le roi gouverne, mais on veut gouverner soi-même, comme si l’on était plus infaillible que le roi ! Car je suppose que vous n’en êtes pas à prendre au sérieux la responsabilité ministérielle. J’avoue que si j’étais tiers-parti ou dynastique, je serais pour le gouvernement personnel du roi, avec la responsabilité des ministres ; quitte à ceux-ci de laisser là leurs portefeuilles quand ils ne voudraient plus répondre ! »

C’était la thèse même de Louis-Philippe. Elle avait pour elle le sens commun et la réalité des choses. Elle montrait le vice fondamental de la monarchie constitutionnelle, mais ce n’est pas la faute de Proudhon si la révolution de 1789 avait rendu à jamais impossible en France l’application de ce système, qui est ailleurs le résultat d’un compromis organique entre la monarchie qui recule et le peuple qui avance.

Cette crise prolongée, qui pouvait donner aux Français plus d’un enseignement utile, fut dénouée brusquement par un mouvement révolutionnaire avorté, qui eut pour premier résultat d’arrêter toutes les réflexions et de permettre à Louis-Philippe de choisir des ministres à son gré.