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M. Thureau-Dangin prétend que c’était rapetisser l’expédition d’Ancône que de la présenter comme une mesure de police internationale vis-à-vis d’un souverain incapable de bien administrer ses États et de maîtriser les mouvements suscités par sa mauvaise administration. Mais n’était-ce pas là le motif qui avait poussé l’Autriche, en 1831, à envahir les Légations et la France à occuper Ancône ? Évacuer Ancône à la suite de l’Autriche évacuant les Légations, c’était affirmer la solidarité de la France et de l’Autriche dans la répression des mouvements libéraux d’Italie contre l’absolutisme politique du pape et de la cour romaine.

En même temps que, sous la direction du roi, le comte Molé donnait cette marque de déférence à celui que M. Thureau-Dangin appelle « le plus faible et le plus respectable des États », il ne se gênait pas pour imposer ses volontés à un État qui n’était guère plus fort, s’il était infiniment plus respectable. Le prince Louis Bonaparte, revenu d’Amérique, s’était fixé en Suisse, au château d’Arenenberg. Le ministère français exigea son expulsion : elle lui fut accordée par le gouvernement fédéral.

Cette mesure avait été prise par le comte Molé à raison de l’agitation bonapartiste renaissante, et dont une manifestation venait de conduire son auteur devant la Cour des pairs. Le lieutenant Laity, dans une brochure sur l’échauffourée de Strasbourg, avait fait l’apologie de cette tentative d’insurrection. Il comparut au Luxembourg, assisté de Michel (de Bourges), et fut condamné à cinq ans de prison.

Celui-ci était-il donc, comme son client, un bonapartiste républicain ? Point. Mais il n’était pas plus rare dans ce temps que dans le nôtre de voir des accusés de l’opposition confier leur défense à un avocat appartenant à une fraction très différente, mais également opposante. C’est ainsi que nous avons vu le royaliste Berryer défendre des grévistes, et que nous voyons le républicain socialiste Michel (de Bourges) se présenter à la barre à côté du bonapartiste républicain Laity.

Socialiste, révolutionnaire même, Michel l’a été tout au moins dans la première partie de sa brillante carrière. Ce petit homme grêle, chauve et voûté, d’aspect maladif, semblait ne vivre que par la passion emportée qu’il mettait dans toute chose. Sous l’apparence d’un vieillard, il avait toute la fougue de la jeunesse. George Sand, dans l’Histoire de ma vie, raconte en ces termes la conclusion d’une discussion sur le socialisme, une nuit de fête aux Tuileries. Les deux interlocuteurs sont sur le pont des Saints-Pères, lui pressant et véhément, elle plutôt réfractaire à la doctrine de l’égalité sociale et de la révolution.

« Il était monté sur ce dada, dit-elle, qui était véritablement le cheval pâle de la vision. Il était hors de lui : il descendait sur le quai en déclamant, il brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations tellement séditieuses, que je ne comprends pas comment il ne fut ni remarqué, ni entendu, ni ramassé par la police. Il n’y avait que lui au monde qui pût faire de pareilles excentricités sans paraître fou et sans être ridicule. »