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chemins de fer par l’État. Sa situation d’opposant irréductible lui joua ce mauvais tour. Son intransigeance politique ne lui permettait pas de confier à un gouvernement détesté, et dont les moyens corrupteurs n’étaient que trop connus, une aussi formidable puissance, un aussi vaste moyen d’influence.

Michel Chevalier a prononcé le mot juste en cette affaire, lorsqu’il dit que la science fut « sophistiquée par la passion » ; il blâme le savant, enfoncé dans « l’opposition systématique », d’avoir eu « la faiblesse de prêter l’autorité de son nom à ce complot ourdi contre les chemins de fer ».

Arago ne réfuta aucun des arguments capitaux de Martin (du Nord), qui subsistent aujourd’hui avec autant de force, sinon plus qu’au moment où il les exposa devant la Chambre de 1838. Oui, il avait raison de dire que, « dans un grand territoire comme la France, il faut que les grandes distances puissent être parcourais à bon marché sous peine de rester infranchissables, sous peine d’isoler les unes des autres les diverses régions dont le royaume se compose, sous peine d’arrêter les échanges et les relations qui doivent élever notre pays à un si haut degré de prospérité ».

Au moment où le ministre prononçait ces paroles, le nombre annuel des voyageurs, en France, ne s’élevait guère au-dessus de deux millions (statistique de 1830). En 1865, on en devait compter, grâce aux chemins de fer, près de quatre vingt-cinq millions. Aujourd’hui, le chiffre de trois cent quatre-vingt-dix millions de voyageurs est dépassé.

Il fallait que les tarifs fussent, non seulement faibles, mais encore modifiables, car c’était à ces conditions que les chemins de fer rendraient au commerce et à l’industrie les services qu’ils en attendaient. Or, disait fort justement le ministre, « comment cette double condition serait-elle remplie si les grandes lignes d’eau et de fer ne restaient pas une propriété publique, si l’État en aliénait la disposition pour un temps plus ou moins long ? »

En outre, Martin (du Nord) invoquait l’impossibilité pour les gens d’affaires de réaliser les énormes capitaux nécessaires à des entreprises aussi étendues. Il laissait, d’ailleurs, à l’industrie privée les lignes secondaires et les lignes d’embranchement, qui étaient des opérations à la mesure de ses forces réelles. Mais le capital voulait tout. Les députés à sa dévotion furent donc insensibles à la voix du ministre qui leur disait :

« Sans doute, on engage l’affaire ; on l’élève sur des bases qui doivent un jour s’écrouler. On crée, on émet, on jette dans le public des actions qui, même dans les commencements, se négocient avec succès, mais qui ne tardent pas à tomber dans un discrédit complet. »

Insensibles, les députés à qui s’adressait cet avertissement, ou plutôt cette prophétie à brève échéance ? Non pas. Les chemins de fer étaient une matière à spéculation, et voilà qu’on voulait arracher ce magnifique enjeu aux spéculateurs, contraindre la Bourse à limiter ses opérations à la rente et à la maigre centaine de valeurs alors admises à la cote. Invoquer un tel argument sur les repré-