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première heure. À côté de ceux qui ne comprenaient et n’acceptaient qu’une partie du système, il y avait ceux, comme Considérant, qui n’en retenaient que la contexture générale, la formule d’association domestique et agricole, et tentaient de l’appliquer au milieu social par la création de phalanstères. Aussi, lorsqu’il mourut, Fourier commençait à peser à tous. Il donnait au journal le Phalanstère des articles qui étaient en réalité des chapitres de son œuvre. Les pensées lui venaient tumultueuses et en désordre, et il n’avait nul souci des redites.

Sur les objurgations de ses disciples, de Considérant entre autres, il avait publié en 1835 son dernier livre, la Fausse Industrie, qu’Hubert Bourgin a bien raison de considérer comme « le plus désordonné de ses ouvrages ». Fourier en convenait d’ailleurs lui-même et s’excusait en disant l’avoir écrit « sous l’influence de circonstances variables, contradictoires. » C’est surtout sa puissante imagination qu’il eût dû accuser. Son cerveau était en production incessante, et il jetait sur le papier ses idées à mesure qu’elles surgissaient ; remaniant sans cesse et tentant de mettre de l’ordre et de la précision, sans pouvoir parvenir à mettre de l’ordre, il arrivait ainsi à trop de précision, au point de descendre aux minuties les plus puériles.

Comment ce petit homme maigre, au front de Socrate, aux yeux sans cesse fixés sur sa méditation intérieure, eût-il pu être affecté par les circonstances variables, ou influencé par les objurgations de ses disciples ? Il observait le mécanisme social, le démontait par une analyse incessante, en même temps qu’il le reconstruisait dans son cerveau, profondément étranger à tout ce qui n’était pas l’objet de son intense méditation. Il n’apercevait le monde extérieur que comme le chantier où travaillait sa pensée, la mine où il puisait les matériaux qu’elle déplaçait, transformait, réinstallait sans trêve ni repos. Jamais on ne l’avait vu rire. Il n’avait aucun souci de ses intérêts et ignorait jusqu’au quantième du mois. Lui soumettait-on un projet de réalisation, il s’attachait bien moins à le réfuter ou à l’adopter qu’à en tirer ce qui lui permettrait de jeter sur le papier les idées nouvelles que ce projet éveillait dans son esprit.

On comprend qu’avec un tel rêveur, plus occupé à élaborer qu’à propagander, à achever jusqu’à la perfection sa doctrine qu’à en essayer l’application sur le terrain, les disciples étaient plutôt gênés, eux qui voulaient prouver l’excellence du système sociétaire en se mettant à l’œuvre. Lui aussi était pour l’œuvre pratique, ses appels répétés en font foi ; son attente obstinée du capitaliste inconnu auquel il avait donné rendez-vous était sincère. Mais le rêve l’emportait toujours plus haut à la conquête du temps et de l’espace, ou l’enfonçait toujours plus avant dans la recherche de l’infini détail.

Aussi collabora-t-il peu à la Phalange, que Considérant et ses amis fondèrent en 1836, car ils voulaient surtout exposer la doctrine d’une manière claire et méthodique et se servir pour cela des incidents de l’actualité. Puisqu’il n’était qu’un laboratoire vivant, un impedimentum pour l’action, ils le laisseraient à sa fonction et rempliraient la leur. Quelques mois après, il mourait, laissant quantité de manuscrits dont ses disciples entreprirent la publication.