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vaisseaux, les sinuosités (de la Seine) finissant à Poissy. » Mais, en somme, il rapproche Paris de la mer et ne s’arrête qu’aux boucles de la Seine.

Parfois, il est tellement désireux de prouver l’excellence de l’association composée, qu’il la fait servir à des tâches inutiles. Partant de cette affirmation qu’en Harmonie « le pauvre peut avoir cinquante domestiques en service actif », Fourier ajoute que ce pauvre « a jusqu’à des vigies de nuit pour l’éveiller à l’heure qu’il a fixée le soir. » C’est parfait, mais un modeste réveil-matin ferait tout aussi bien l’affaire à moins de frais.

D’ailleurs, il ne serait pas loyal de prendre au pied de la lettre les romans que Fourier construisait afin de donner une idée de ce que l’homme peut par l’association. Et de ce que, dans ces romans, il ne prévoit pas l’immense essor du machinisme et les forces contenues dans la vapeur, s’ensuit-il que la faculté d’invention lui manqua ? Lui qui a méconnu la betterave, il est, cependant, conduit par sa théorie du travail alterné à protester contre le système des jachères. « Des terres qui se reposent une année ! s’écrie-t-il. Le soleil se repose-t-il ? Manque-t-il à venir tous les ans mûrir les moissons ? » Mais il n’aperçoit pas que c’est précisément à la betterave qu’on doit de ne plus être contraint de laisser le sol en jachères, et l’auteur du travail alterné méconnaît la plante de la culture alternée.

En revanche, il voit très bien qu’une civilisation mieux organisée diminuera l’importance alimentaire du pain, qui « sera peu en crédit chez les Harmoniens » et n’est déjà plus guère qu’un condiment dans les classes aisées qui peuvent se procurer une alimentation délicate et variée. « Les Harmoniens, dit-il, préféreront la viande, qui sera très abondante ; le fruit à un quart de sucre et les légumes à un quart de sucre ou au jus. » Ils « négligeront le pain, substance bonne pour les misérables civilisés. »

Sur le chapitre de la bouche, Fourier est intarissable. Pour lui, savoir manger, c’est-à-dire faire d’une fonction naturelle un plaisir sans cesse renouvelé, est une chose des plus importantes. Il annonce une science nouvelle, qu’il appelle la gastrosophie ; mais elle ne pourra fleurir que dans une société harmonienne, fondée sur le travail agricole et sur la fédération universelle des phalanges. Il a remarqué que la France, avec son climat tempéré, est plus propre à la culture des légumes et des fruits qu’à celle des céréales. Par l’association, les prairies mises en valeur fournissent le bétail en abondance et moyennant un travail modéré, et les autres parties du sol, vouées à la culture maraîchère, donnent « quadruple produit ».

Retenons ceci : le problème de la production agricole est encore aujourd’hui la pierre d’achoppement du socialisme. Pressé de conquérir des adhérents, il a jusqu’à ces dernières années, limité sa propagande aux centres industriels, ou peu s’en faut. Or, si la concentration capitaliste, aidée par le machinisme, multiplie les objets de consommation, il n’en est pas de même, tout au moins à un degré égal, de la production agricole. Et c’est pourtant l’essentiel, puisque sur elle repose l’alimentation. On pourrait, à l’extrême rigueur, se passer de vêtement et de logement ; on ne peut se passer de nourriture. Mais si la machine peut bien multiplier