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Voilà donc la famille disloquée. Cela n’embarrasse pas Fourier, qui constate le néant affectif du groupe familial en civilisation. Dans la vie journalière, nous dit-il, les membres de la famille ne cherchent qu’à se fuir. « L’enfant veut aller jouer avec les petits gamins du quartier ; le jeune homme veut aller au spectacle, au café, contre l’intention du père économe. La jeune fille voudrait aller au bal, de préférence au sermon. La tendre mère voudrait négliger le pot et l’écumoire pour s’entremettre dans les cancans du quartier, et faire des connaissances dangereuses pour l’honneur conjugal ; enfin, le tendre père veut sauver le peuple dans les clubs, les cafés et réunions cabalistiques pour lesquelles il néglige son triste ménage. »

Tous ces désirs contrariés ne se satisfont qu’aux dépens du bon ordre et de la sincérité. Ne vaudrait-il pas mieux les satisfaire, les utiliser au bien de tous ? D’une part, l’individu y gagnerait sa liberté, et d’autre part chacune de ses satisfactions serait un profit pour l’ensemble social. L’individu ne jouit pas seul des biens qu’il se donne tant de peine à rechercher. S’il n’avait pas des témoins, fût-ce des envieux, de son luxe ou de sa puissance, il dédaignerait la richesse qui lui procure tout cela. Les plaisirs des spectacles, de la musique, de la danse, du repas, sont des plaisirs qu’on ne peut prendre seul. Le plus égoïste de tous, l’amour, exige qu’on soit deux.

De même que l’individu ne peut jouir seul des biens qui sont à sa portée, ils ne peuvent être créés par son effort isolé. Tout lui impose donc l’association, c’est la loi même de la nature, le décret de la Providence jusqu’ici méconnu et contrarié. Or, même lorsqu’elle réalise toutes les vertus idylliques sur lesquelles s’attendrit Rousseau, la famille est un obstacle, car tous ses membres sont alors ligués contre le bien public : « Le laboureur qui déplace les bornes du voisin, nous dit Fourier, le marchand qui vend de fausses qualités, le procureur qui dupe ses clients, sont en plein repos de conscience quand ils ont dit : « Il faut que je nourrisse ma femme et mes enfants ».

Fourier veut-il donc détruire la famille ? Non, mais libérer chacun de ses membres des obligations de ce qu’il appelle « l’état morcelé « et ne laisser subsister entre eux que les liens les plus essentiels et les plus naturels, les liens de l’affection. Aussi s’oppose-t-il aux préceptes de la « philosophie », qui « veut que le père soit instituteur de son enfant » ; il demande « que le père ne soit pas instituteur de son enfant » et puisse se livrer « au plaisir de gâter son enfant ».

D’où alors viendra l’éducation ? Des aines immédiats, que l’enfant imitera avec joie, afin de s’égaler à eux. Chaque groupe de la série, où sont réunis les individus de même âge, pratique l’éducation mutuelle tout en ayant les yeux fixés sur son modèle, le groupe de la série immédiatement plus élevée en âge. Et lorsque l’enfant a vagabondé productivement seize heures par jour du groupe des jardiniers à celui des horticulteurs, de la petite horde chargée de la vidange publique à une réunion de musique ou de danse, il revient dans sa famille pour jouir des caresses de ses parents. Il a reçu tout le jour, en travaillant, en se jouant, en prenant