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de la France » pour préparer le régime de « l’harmonie simple », qui doit préparer celui de l’Harmonie universelle. Il offre de « ménager » à Bonaparte, qui vient de faire Brumaire, « l’honneur de tirer le genre humain du chaos social, d’être fondateur de l’harmonie et libérateur du globe, honneur dont les avantages ne seront pas médiocres, et seront transmis à perpétuité aux descendants du fondateur. »

Dans un autre article que publie peu après le même journal, il annonce en ces termes dépourvus de modestie sa découverte capitale : « Je suis inventeur du calcul mathématique des destinées, calcul sur lequel Newton avait la main et qu’il n’a pas même entrevu ; il a déterminé les lois de l’attraction matérielle, et moi celles de l’attraction passionnée, dont nul homme avant moi n’avait abordé la théorie. » Ces articles passèrent au milieu de l’inattention à peu près générale. Seul le Journal de Lyon, où Fourier avait publié des satires et des pastorales deux ou trois ans auparavant, les salua de quelques railleries qu’il releva en alléguant l’incompétence de ses contradicteurs et leur ignorance d’une doctrine que ses articles, d’ailleurs touffus et désordonnés, n’étaient pas faits pour dissiper.

En 1808, Fourier publiait la Théorie des quatre mouvements. Dans ce premier grand ouvrage, il développait les idées exposées dans ses articles du Bulletin de Lyon. Pour préparer les esprits à la grande découverte qu’il croyait avoir faite en appliquant au mouvement social la loi newtonienne de l’attraction, il s’écriait, dans l’introduction :

« L’invention annoncée étant plus importante à elle seule que tous les travaux scientifiques faits depuis l’existence du genre humain, un seul débat doit occuper dès à présent les civilisés ; c’est de s’assurer si j’ai véritablement découvert la théorie des quatre mouvements : car, dans le cas d’affirmative, il faut jeter au feu toutes les théories politiques, morales et économiques, et se préparer à l’événement le plus étonnant, le plus fortuné qui puisse avoir lieu sur ce globe et dans tous les globes, au passage subit du chaos social à l’Harmonie universelle. »

Voilà son premier instrument forgé. Fourier se fait une règle du « doute absolu », de « l’écart absolu ». Tout ce que les sciences morales et la philosophie ont produit est nul et non avenu pour lui. Il fait table rase de la pensée antérieure et manifeste à chaque page de ses livres son mépris « des divins Platon, Caton et Raton ». La fausse science des philosophes et des écrivains politiques a détourné l’humanité de ses véritables voies. Fourier, par sa découverte, l’y ramène. « Moi seul, dit-il, j’aurai confondu vingt siècles d’imbécillité politique, et c’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur ».

Fourier ignorait le Code de la nature, de Morelly, qu’on attribuait alors encore à Diderot ; car tous ceux qu’il considérait comme ses précurseurs, il se fit un devoir de les nommer. Aussi pouvait-il écrire en toute sincérité. « Avant moi, l’Humanité a perdu plusieurs mille ans à lutter follement contre la nature ; moi, le premier, j’ai fléchi devant elle en étudiant l’attraction, organe de ses décrets. » C’est pourtant la pensée des philosophes français du XVIIIe siècle qu’il exprimait.