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CHAPITRE III

CHARLES FOURIER ET l’ÉCOLE SOCIÉTAIRE


Fourier enfant prononce contre le commerce le serment d’Annibal. — Ses essais de jeunesse. — L’attraction passionnée est le fondement de sa doctrine. — Sa critique de la morale et de la famille. — Il méprise la politique et se prononce contre l’égalité. Le premier des droits de l’homme, pour Fourier, c’est le droit au minimum. — Ses appels aux hommes célèbres et aux capitalistes. — Apologue de l’accaparement. — Organisation de la propagande par Victor Considérant, Just Muiron, Lechevallier, Transon, etc. — L’essai manqué de Condé-sur-Vesgre. — Considérant, sa conception de la démocratie.


Le 10 octobre 1837, Charles Fourier mourait, comme Saint-Simon douze ans auparavant, dans un état d’absolue pauvreté, devant son pain quotidien dû à la piété de ses disciples et le recevant avec une dignité simple de philosophe qui, en échange des trésors qu’il offre au monde, n’accepte de lui que le strict nécessaire. Fourier fut cependant tout le contraire d’un philosophe de l’ascétisme et du renoncement. Mais de quoi donc auraient besoin ceux qui habitent les palais d’Harmonie édifiés par leur génie, sinon du morceau de pain qui soutient leur rêve et y ajoute avec le temps de nouvelles magnificences !

Quel était donc cet homme extraordinaire dont la doctrine, comme celle de Saint-Simon, allait se propager surtout après sa mort et comme elle survivre, transformée, dans la pensée socialiste du vingtième siècle ? L’existence de Charles Fourier pourrait se raconter plus brièvement que celle de Saint-Simon, car elle a été médiocre. Mais si l’on tient compte que cette existence s’est tout entière enfermée dans un objet unique, la raconter c’est raconter l’œuvre de Fourier elle-même, et un chapitre d’histoire sociale, dans le cadre qui nous est imposé, n’en peut donner qu’un imparfait résumé. L’essentiel, en effet, n’est pas de savoir qu’il naquit, le 7 avril 1772, à Besançon, d’une famille de négociants, qu’il fut mis au collège de cette ville et qu’on tenta vainement de faire de lui un bon commerçant apte à augmenter la fortune paternelle.

Ce qui importe, c’est l’unité remarquable de sa vie. Il ne hait pas le commerce parce qu’il a une vocation littéraire ou même philosophique, mais parce que, dès l’âge de raison, et il y est parvenu très tôt, le besoin de sincérité et d’harmonie qui est en lui répugne aux mensonges du négoce et aux désordres qu’il engendre. Dans ses manuscrits, dont Hubert Bourgin a mis au jour la partie essentielle en une précieuse Contribution à l’étude du socialisme français, il note en ces termes la contradiction choquante qui existe entre la morale enseignée et la vie pratique, contradiction que la plupart n’aperçoivent point et qui lui fut intolérable dès qu’il l’eut constatée.

« On m’enseignait, dit-il, au catéchisme et à l’école qu’il ne fallait jamais