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quelque chose. Il présente d’abord aux Chambres des projets de loi sur la concession à des Compagnies des lignes de chemin de fer de Rouen au Havre, de Paris en Belgique, de Paris à Tours et de Lyon à Marseille. Ici se pose pour la première fois la question de l’exploitation par l’État. On considère généralement les chemins de fer comme de si mince importance qu’il s’en faut de peu que cette conception prévale.

Quelle importance leur accorderait une société tout entière au profit et aux jouissances de l’instant présent ? Certes, elle croit au progrès. Comment pourrait-elle le nier lorsqu’elle en est la bénéficiaire la plus directe ? Mais elle n’accepte l’innovation que quand elle s’est imposée. Un progrès, c’est une amélioration, un développement, un prolongement de ce qui existe, et cela n’effraye pas. Surtout, cela rend immédiatement. Une innovation révolutionne tout, dérange des habitudes, froisse des intérêts : aussi la bourgeoisie, dans sa prudence réaliste, la considère-t-elle toujours d’un mauvais œil.

Comment augurerait-on, dans le monde des affaires, de l’avenir immense des chemins de fer, lorsqu’on peut lire, dans le Nouveau conducteur de l’étranger à Paris en 1835, des éloges de la diligence dans le goût de celui-ci !

« Il n’est plus le temps où se transporter d’un lieu à l’autre dans la France n’était que fatigues, périls, dépenses exorbitantes ;… où même, il y a cinquante ans, on arrivait de Lyon à Paris, non pas comme maintenant en soixante-six heures, par le Bourbonnais, mais en dix jours bien comptés… Il n’y venait aussi que deux cent soixante-dix voyageurs, quantité moyenne, en 1766, par jour : maintenant près de mille voitures légères, commodes, marchant avec une célérité souvent égale à celle des malles-poste, amènent chaque jour à Paris, ou bien font sortir de ses murs près de dix mille voyageurs ».

Parler à un Français moyen de 1837, et les membres de la Chambre étaient tous des Français moyens, d’un moyen de locomotion qui l’amènerait de Lyon à Paris en huit heures et donnerait à Paris un mouvement quotidien de voyageurs qui est évalué aujourd’hui à plusieurs centaines de mille, c’eût été s’exposer à se faire traiter de rêveur, de fou, de saint-simonien, pour tout dire. La question des chemins de fer fut donc ajournée. Nous allons la retrouver bientôt.

Une autre affaire, d’ordre économique et fiscal, préoccupe en ce moment le monde du Parlement et des affaires, qui n’est qu’un seul et même monde, et elle n’est pas née de l’initiative du ministère, résolu à n’en avoir aucune, dans son unique préoccupation de durer. Le ministre des finances, Lacave-Laplagne, l’a trouvée dans l’héritage du cabinet précédent ; d’Argout lui a légué un projet de loi destiné à soulager le sucre de canne produit par les colonies, en frappant le sucre de betterave d’un droit de licence de cinquante francs par fabrique et de quinze francs par cent kilogrammes de sucre brut.

Car si l’on ne croit pas encore aux chemins de fer, il faut bien croire au sucre de betterave, qui est là sur le marché, chez tous les marchands, demandé ou accepté par tous les consommateurs. Les cent fabriques de 1825 qui produisaient