Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/31

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sur le pavois, ils entendaient porter cet homme à leur gré, dans leur direction propre, et non selon son bon plaisir.

La révolution avait fait surgir au grand jour les associations républicaines et libérales qui, sous le régime précédent, s’étaient secrètement organisées pour mener la lutte contre le pouvoir et la congrégation. Dès les premiers jours d’août, la société Aide-toi, le ciel t’aidera proposa l’érection d’un monument aux quatre sergents de La Rochelle, guillotinés en place de Grève le 21 septembre 1822 pour avoir conspiré le renversement de Louis XVIII. Une autre société, la loge maçonnique les Amis de la Vérité, prit, de son côté, l’initiative d’une cérémonie funèbre pour l’anniversaire de l’exécution. Toutes les sociétés libérales et démocratiques de Paris et des départements adhérèrent à ce projet, et la cérémonie eut lieu le 21 septembre, dans le plus grand recueillement. Quatre mille citoyens y prirent part, défilant par trois de front, précédés de quatre drapeaux et de tambours recouverts d’un crêpe.

Le cortège partit de la rue de Grenelle-Saint-Honoré, où se tenaient les séances des Amis de la Vérité. Lorsqu’il arriva sur la place de Grève, les gardes nationaux de l’Hôtel de Ville présentèrent les armes et leurs tambours battirent aux champs. Deux discours furent prononcés, l’un par le citoyen Cahaigne, vénérable des Amis de la Vérité, l’autre par l’avocat des quatre jeunes gens. Et la cérémonie s’acheva dans le plus grand calme.

Elle eut aussitôt son retentissement à la Chambre. À propos de bottes — il s’agissait d’une pétition des commissaires-priseurs — un membre obscur de la majorité. Benjamin Morel, blâma le préfet de la Seine d’avoir laissé se produire cette manifestation et demanda des explications au gouvernement. Guizot répondit à cet interpellateur de complaisance qu’il considérait comme dangereuses les sociétés populaires : « Toutes choses y sont mises en question, dit-il. Et, remarquez, messieurs qu’il ne s’agit point dans ces sociétés de discussions purement philosophiques ; ce n’est pas telle ou telle doctrine qu’on veut faire prévaloir ; ce sont les choses mêmes, les faits constitutifs de la société que l’on attaque ; c’est notre gouvernement, c’est la distribution des fortunes et des propriétés, ce sont enfin les bases de l’ordre social qui sont mis en question et ébranlés tous les jours dans les sociétés populaires ». Selon lui, ces sociétés prolongeaient et tendaient à rendre permanent l’état révolutionnaire ; l’Europe s’inquiétait de leur propagande et se souvenait de 1792. Bref, il fit le discours de réaction qui lui semblait approprié aux circonstances.

Dupin, ministre sans portefeuille, vint en renfort du ministre de l’Intérieur avec ses « arguments de coin de rue », selon l’expression aussi pittoresque qu’exacte du duc de Broglie. Il fit appel aux intérêts. « On ne peut pas, dit-il, entrer dans une boutique pour acheter quand on voit des agitateurs populaires se promener dans les rues ». Puis, sentant qu’on allait lui opposer que ces agitateurs avaient été jugés bons pour faire la révolution dont il était un des ministres, il disait en terminant : « Rappelez-vous que ce qui est bon pour détruire ne vaut rien pour consolider ».