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pittoresque, où le saint-simonien Édouard Charton, qui préludait à sa mission d’éducateur populaire, essayait avec succès d’instruire en amusant.

Mais le rêve de Girardin était de donner au public un journal quotidien à bon marché. Fallait-il compter sur un gros tirage pour en tirer un gros revenu ? Oui, mais pas absolument. Le cautionnement élevé des quotidiens, le droit de timbre sur chaque exemplaire ne leur avait pas permis jusqu’à présent d’abaisser au-dessous de quatre-vingts francs le prix de l’abonnement. En 1836, Girardin fonda la Presse et en fixa l’abonnement à quarante francs. Le journal à deux sous était né, que devait suivre plus tard le Petit Journal à un sou, petit journal devenu grand aujourd’hui comme format et qui, au lieu de quatre pages, en offre six et parfois huit à ses lecteurs. Sur quoi donc comptait-il ? Sur un sous-produit jusque là exploité avec négligence, avec nonchalance, par les journaux. Il comptait sur les annonces, qui, dans ses mains d’homme d’affaires, devinrent le chapitre le plus important du budget des recettes de son journal.

Beautés du capitalisme ! Au moment où le peuple apparaît sur la scène et affirme son désir de savoir pour agir, un industriel surgit pour lui vendre ce service, car tout est marchandise, la pensée et ses manifestations tout comme une balle de coton ou un lot de ferraille. Le peuple aura le journal à bon marché, grâce aux annonces de la quatrième page, qui sont « réclames » à la troisième, articles d’allure scientifique ou doctrinale à la seconde et parfois à la première. Les marchands de remèdes inefficaces et onéreux, les escrocs et les usuriers, les lanceurs d’affaires industrielles et financières plus ou moins suspectes se serviront du journal pour ouvrir le maigre tiroir de l’ouvrier atteint d’une maladie incurable, et vider le bas de laine du paysan et du boutiquier désireux de voir leur argent faire des petits.

L’innovation de Girardin fit tapage dans les journaux. Leur accès de vertu en face de l’audacieux industriel de presse fut surtout une rage d’impuissance contre le concurrent plus habile, sauf cependant de la part du Bon sens, le journal de Kersausie et de Raspail. Chez Carrel également, ce fut indignation sincère. Il dénonça en Girardin, devenu député et doctrinaire de la suite de Guizot, un corrupteur de l’opinion publique. Girardin répondit en suspectant la loyauté de son adversaire, et le duel eut lieu.

La mort d’Armauid Carrel acheva la désorganisation du parti républicain de propagande, commencée par les procès d’avril. La société des Droits de l’Homme où les hommes d’action avaient fini, comme on l’a vu, par imposer leurs vues, était disloquée également, ses membres les plus en vue étant déportés, en prison ou en exil. C’est alors qu’apparurent au premier plan Blanqui et Barbès. Ils rassemblèrent, en une société secrète savamment subdivisée, les débris du parti d’action. Ces subdivisions, de six membres, se nommaient des familles. Plusieurs familles réunies formaient une section, et la réunion de plusieurs sections un quartier. Au-dessus des quartiers, le Comité, dont nul ne connaissait la composition, et qui était relié aux quartiers par un agent révolutionnaire.