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ceux vraiment trop maladroits, du 24 mai 1873, — l’écrivain monarchiste ne paraît pas injuste dans sa sévérité.

Certes, pour la représenter au pouvoir, la bourgeoisie eût préféré la grande allure de Casimir Perier, malgré son autoritarisme brutal, mais il était mort. Certes, le comte Molé avait plus de tenue et le duc de Broglie plus de dignité, mais on ne pouvait se passer de ce diable de petit bonhomme qui dérangeait tout, dès qu’il était mis à l’écart, et renversait les gouvernements les plus décoratifs. Guizot, si souple sous sa raide façade d’austérité, pouvait seul lui tenir tête, et ce ne fut qu’au bout de dix ans qu’il y parvint avec succès, un succès dont mourut le régime, d’ailleurs. Il fallait donc subir ce bohème encombrant mais précieux, compromettant mais inévitable.

D’ailleurs tout bohème enrichi, même s’il ne se range, prend place dans la bourgeoisie, où l’argent est l’unique passe-port. Et Thiers n’avait pas négligé la précaution nécessaire et première. Le contact du pouvoir, dans les premières années, ne l’avait pas gêné, au contraire. On l’accusait ouvertement d’avoir, étant le sous-secrétaire d’État de Laffitte aux finances, joué à coup sûr à la Bourse en se servant des dépêches que sa fonction mettait entre ses mains. Le Constitutionnel, dont il avait été un des premiers collaborateurs, déclarait que ses antécédents ne lui avaient pas donné une réputation de désintéressement et de probité qui permît de lui confier les fonds secrets.

Lorsqu’en 1833, il avait été nommé ministre du Commerce et de l’Agriculture, la Caricature l’avait représenté en « Mercure, dieu du commerce, de l’éloquence et d’autre chose… » Même lorsqu’il était éloigné du pouvoir, il y tenait encore au moins par la caisse, si l’on en croit Loève-Veimars, qui prétend que Casimir Perier lui donnait deux mille francs par mois sur les fonds secrets. Ainsi s’expliquerait le peu d’estime que le grand bourgeois richissime avait de lui et dont, avec des précautions sur la véracité de leur éditeur. M. Thureau-Dangin cite des traits en ces termes :

« Le président du Conseil ne dissimulait pas son agacement quand, à la tribune, M. Thiers disait « nous » en parlant du ministère. Ce témoin (Loève-Veimars, Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1835), prétend même qu’un jour, M. Mauguin ayant appelé M. Thiers « l’organe du gouvernement », Perier, hors de lui, se serait écrié assez haut pour être entendu : « Ça, un organe du gouvernement ! M. Mauguin se moque de nous » ! C’était le temps où, « quand le ministre voulait faire passer un projet contesté, il croyait prudent de promettre que M. Thiers ne le défendrait pas en qualité de commissaire ».

Par surcroit, Thiers était affligé d’une déplorable famille. Son père et son frère le harcelaient de demandes d’argent. Le père Thiers venait à Paris, en 1834, « rappeler à son fils le ministre », qu’il avait d’autres enfants et des nièces. Les journaux grossissaient le scandale et, dans les démentis qu’il leur adressait, le vieillard ne faisait que confirmer leurs dires. Ces avanies n’étaient pas de nature à augmenter le prestige de l’ambitieux politicien.