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construire une salle spéciale pour les audiences, qui s’édifia tandis que Girod (de l’Ain), nommé rapporteur, puisait les matériaux de son travail dans l’énorme amas de dossiers constitués pair l’instruction de cette colossale affaire.

Les prévenus avaient été répartis dans diverses prisons : les Parisiens à Sainte-Pélagie et les provinciaux à l’Abbaye et au Luxembourg. L’administration s’était départie des rigueurs des premiers jours. Des permissions de sortie étaient accordées aux prisonniers, ce qui suscita les colères rageuses de certains « canards » réactionnaires qui ne comprenaient pas que ces indulgences étaient dues au désir des magistrats instructeurs de se concilier les bonnes grâces des accusés et d’obtenir les confidences des plus faibles et des plus confiants d’entre eux. Une de ces feuilles, le Canard raisonnable et bavard, chansonnait ainsi ces républicains qui criaient à la persécution tout en rendant visite à leurs amis et, les recevant à Sainte-Pélagie où les plus riches pouvaient faire bonne chère :


Que Dieu bientôt exauce ma prière.
Et je promets de n’être pas ingrat ;
Le peuple alors bénira Robespierre,
La République aura plus d’un Marat,
Un peu de sang arrosera nos fêtes.
Avec plaisir j’y tremperai les mains ;
Il est si doux de voir tomber des têtes !
Voilà pourquoi je suis républicain.


Pierre Leroux, qui visitait fréquemment les prisonniers, rapporte ainsi l’impression faite sur lui par l’attitude de certains républicains : « Pendant que ces prisonniers heureux et leurs avocats sablaient le Champagne, les ouvriers enfermés pour la même cause n’avaient que du pain dans leur chambre, et les plus humiliés nous servaient à table après avoir préparé le festin… J’étais triste, glacé, en voyant ces républicains qui ressemblaient à la jeunesse dorée, des propos qui circulaient autour de la table et que ne retenait même pas la présence de la sœur courageuse de Cavaignac ».

Mais les républicains ne passaient pas tout leur temps en plaisirs. Un comité avait été formé pour organiser la défense des accusés, et toutes les fractions républicaines avaient été appelées à y concourir. Il fut décidé de choisir comme défenseurs, non les avocats les plus habiles, mais les républicains les plus connus et les plus aptes à faire de ce procès un véritable congrès de la pensée républicaine. Pierre Leroux proposa Lamennais.

— Que voulez-vous que nous fassions d’un calotin ! lui dit rudement Cavaignac.

Pierre Leroux tint bon et soutenu par Armand Marrat, qui venait de lire les Paroles d’un croyant et de consacrer une brochure enthousiaste à ce livre, dont les ouvriers typographes chargés de le composer à l’imprimerie avaient été eux-mêmes transportés, fit admettre Lamennais. Le prêtre démocrate, par cet acte encore plus que par son admirable livre, marquait sa rupture irrémédiable avec Rome et avec tout le vieux monde. Tous les républicains connus de Paris et des départements