Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/276

Cette page a été validée par deux contributeurs.

disent toute justice aux maîtres et les non moins dures lois morales et religieuses qui obligent les salariés à la résignation. Traités à mots couverts d’anarchistes et d’athées par le doucereux prédicant du capital, ils lui répondirent en fils de ces Vaudois de jadis qui opposaient l’Évangile à l’Église et la doctrine aux actes : « Si les églises et leur culte font l’horreur des anarchistes, comme vous dites, c’est que les prêtres ont chassé Dieu et brisé les tables de sa loi ; c’est qu’ils ont trafiqué de sa divine parole. »

L’effervescence de la population avait contraint l’autorité à renvoyer le procès des six mutuellistes du 5 au 9 avril. Avertie de la convergence forcée des mutuellistes et des sociétés républicaines, unis dans une commune protestation contre la loi des associations, l’autorité employait ce répit à augmenter les forces militaires mises à sa disposition. Mais si elle ne craignait pas la bataille, si même, la recherchant pour en finir à la fois avec l’action ouvrière et l’agitation républicaine, elle prenait ses mesures pour la livrer à son moment et avec toutes ses forces, les républicains et les ouvriers n’en étaient pas au même point.

Dans les sections, les plus clairvoyants apercevaient la provocation. D’autre part, ils savaient que Paris n’était pas prêt pour un mouvement, et ils avaient promis à Cavaignac de n’agir que sur le mot d’ordre de Paris. L’ouvrier Albert, qui venait de leur être délégué par la société des Droits de l’Homme, multipliait les efforts pour empêcher les sections lyonnaises de tomber dans le piège qui leur était tendu. Mais les impatients avaient beau jeu : les agents du pouvoir multipliaient les provocations, les appelaient à un combat qu’ils ne désiraient que trop déjà.

Sentant que son influence serait insuffisante, désespérant de les retenir, Albert était revenu à Paris à la fin de février et avait décidé Armand Carrel et Cavaignac, c’est-à-dire les chefs des deux grandes fractions républicaines, à se rendre immédiatement à Lyon. Mais, apprenant que les mutuellistes avaient décidé la reprise du travail, les deux chefs s’étaient bornés à recommander aux Lyonnais de ne pas attaquer et seulement de se défendre si on les attaquait, leur promettant dans ce cas l’appui des républicains de Paris.

La promulgation de la loi des associations votée le 28 mars coïncidait avec le procès des mutuellistes. Le Devoir mutuel, unanime pour défendre ses membres poursuivis, l’était moins sur le mode de défense. Quantité de mutuellistes faisaient partie des sections républicaines. Ceux-là entraînaient à l’action leurs camarades du Devoir mutuel et ceux des sections. Ils disaient à Martin et à Albert : « Si vos sections ne descendent pas dans la rue, nous y descendrons sans elles. »

À l’audience du 5 avril, une foule énorme se massait autour du tribunal, des bagarres éclataient, un ouvrier était tué d’un coup de feu. L’audience avait alors été renvoyée au 9. Aux obsèques de la victime des soldats, huit mille ouvriers avaient suivi le corps de leur camarade, en rangs serrés et ordonnés, toute une armée frémissante de fureur contenue. On sentit que la bataille était inévitable. Lagrange et Baune furent désignés pour l’organiser ; mais, au lieu d’un plan de