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sûrs pénétraient seuls chez lui ; il n’avait pour serviteurs et agents que des hommes éprouvés dont il payait largement le zèle. »

Malgré les divisions des républicains, leur force grandissait. Certains les raillaient de se distinguer du public par un costume spécial ; on appelait « bousingots » ceux qui se coiffaient d’un chapeau mou conique à larges ailes, nattaient leurs cheveux en tresses, portaient un gilet à la Robespierre. La barbe entière était aussi un signe de républicanisme. Mais d’autres les craignaient. Un banquier, affirme Guizot dans ses Mémoires, leur donnait de l’argent pour être épargné au jour de la révolution.

La lutte entre ceux qui se traitaient réciproquement de Girondins et de Jacobins se terminait comme toute lutte de ce genre dans les partis de combat, où, en s’exposant davantage aux coups, les hommes de l’action, même imprudente et funeste à la cause commune, obligent les hommes de la propagande à se solidariser avec eux ou à sembler renier cette cause. À la fin de 1833, les élections donnaient la majorité à Kersausie et à ses amis dans le comité des onze. C’était le moment où le comte Molé, indigné et attristé de l’attitude de ses amis au pouvoir, écrivait : « Persuadez à l’Europe, à la France, que la République n’est pas le désordre, qu’elle est seulement une forme de la science politique, dont aucun intérêt légitime n’a rien à redouter, et vous verrez l’Europe et la France laisser ce qui existe pour faire place à la République. » Au même moment, Royer-Collard écrivait de la région agricole où il se trouvait : « Je crois apercevoir, comme spectateur, que c’est le National qui gagne du terrain. »

Tout ce terrain gagné par la propagande, l’action prématurée allait le perdre. Royer-Collard avait vu juste : les hommes de la propagande avaient pénétré dans tout le pays, non pas profondément, certes, mais les centres républicains étaient nombreux. Le parti avait cinquante-six journaux dans les départements. Certains groupes adhérents à la société des Droits de l’Homme ou correspondant avec elle, tel celui d’Arbois, dans le Jura, comptaient six cents membres. La société déléguait des commissaires auprès de ces groupes locaux, dans le Rhône, dans l’Yonne, en Saône-et-Loire, dans la Seine-Inférieure, dans le Puy-de-Dôme. Lyon étant un centre de propagande et d’action important, dont nous allons avoir à parler, constatons en passant que la propagande des républicains lyonnais s’exerçait à Saint-Étienne tout comme la propagande des mutuellistes lyonnais avait réveillé les rubanniers stéphanois, ainsi que nous l’avons vu dans un chapitre précédent.

À Grenoble, Strasbourg, Metz, Nancy, Rouen, Amiens, se trouvaient aussi des groupes assez importants. On en comptait peu dans le centre, presque pas dans l’Ouest, sauf à Poitiers et à Nantes, en dépit de l’affirmation de Lamennais qui écrivait à cette époque : « Dans cet Ouest qu’on connaît si peu, s’il y avait un penchant, ce serait pour la République. » Quant au Midi, on y comptait, sauf à Bordeaux, de nombreux groupes républicains. Mais la masse n’était pas entamée.