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traindre et imposer, ainsi que nous l’avons vu. Son autorité état très grande dans une association où l’avaient suivi les membres de l’ancienne société des Amis du Peuple. Il se distinguait encore de la plupart des autres républicains par sa répudiation très nette de la politique belliqueuse et de la revendication des frontières naturelles, « comme si, disait-il, la nature avait tracé des limites à la nationalité et décrit des cercles à la sympathie ». Avec une haute raison, il adjurait ses amis de laisser aux despotes l’amour des conquêtes et déclarait que nous n’avons pas plus de droits sur la Belgique et la Savoie que sur l’Allemagne et l’Italie.

Cette thèse n’était pas du goût d’Armand Carrel et le National la combattit, comme il combattait les autres hardiesses du jeune savant, qui voyait surtout dans la politique républicaine un moyen de résoudre le problème social, qui préconisait les associations agricoles par commune, et qui, à la critique du budget faite par l’opposition, critique facile et superficielle où se laissent encore glisser un trop grand nombre de démocrates, partisans des économies, répliquait :

« Il serait fort indifférent que le chiffre de l’impôt fût d’un ou de deux milliards et même absorbât tout le numéraire de la patrie. » En effet, ainsi compris, l’impôt serait « le fonds social de la grande famille, la caisse d’épargne de tous les travailleurs, l’assurance mutuelle de toutes les industries, la banque de tous les genres honorables de commerce, et la caisse de vétérance de tous les retraités ». Aussi, « un gouvernement n’est pas coupable parce qu’il demande trop, mais parce qu’il absorbe trop ; non parce qu’il nous enlève trop, mais parce qu’il ne nous rend pas assez ». Lorsque Raspail disait au procès des vingt-sept : « Quant à moi, depuis 1830. je ne conspire plus », il exprimait sa pensée en toute sincérité et proposait ses actes en exemple à ses amis politiques.

Dans le Populaire comme dans la société des Droits de l’Homme, comme dans l’Association libre pour l’élévation du Peuple, Cabet s’attache plus à instruire les travailleurs qu’à les exaspérer. Les brochures que le Populaire publiait chaque semaine les suppliaient de se garder « de vouloir imposer aux maîtres la loi ». Il leur répétait que « la modération ne gâte pas une bonne cause. »

Cette propagande agissait efficacement dans les milieux ouvriers. « Tous les matins, dit Martin-Nadaud, on me demandait, dans la salle du marchand de vins, de lire le Populaire, de Cabet. » Un jeune étudiant en médecine qui assistait à ces lectures le complimenta. « C’était la première fois qu’un bourgeois me donnait la main, dit l’auteur des Mémoires de Léonard, et j’avoue que j’en fus très flatté. Il me demanda si je voulais entrer dans la Société des Droits de l’Homme à laquelle il appartenait. Il vit aussitôt à ma réponse que j’étais déjà républicain. »

Le Bon Sens ne se contentait pas de travailler à instruire les ouvriers, il les appelait à collaborer dans ses colonnes. « Beaucoup d’entre eux, dit Louis Blanc, parurent dans cette arène intellectuelle, et il se trouva que des tailleurs, des cordonniers, des ébénistes, cachaient des hommes d’État, des philosophes, des poètes. » Nous parlerons de la littérature ouvrière dans un prochain chapitre, et nous verrons que Louis Blanc n’a point exagéré l’éloge décerné à d’obscurs ouvriers.