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ments qu’il avait pris. Le chef de bataillon répondit que « son nègre s’étant réfugié « auprès des Français, il était libre, parce que, en France, on ne pouvait acheter « un homme comme un mouton ou un cheval, et qu’il n’avait aucun droit à le réclamer ; qu’ils étaient bien heureux qu’on ne publiât pas qu’à Alger il n’y avait plus d’esclaves, mais que ceux qui ne voulaient plus rester chez leurs maîtres, on ne pouvait les y contraindre ».

« Ce furent là ses paroles. J’étais présent à la discussion ; l’Arabe répétait toujours qu’il l’avait acheté pour de l’argent, qu’il était à lui, etc.. Nous le renvoyâmes. Il alla se présenter chez le général en chef, qui, de suite, le fit conduire à notre cantonnement avec un interprète et des gendarmes, avec ordre de lui rendre immédiatement son esclave. Ce fut inutilement que le chef de bataillon fit toutes représentations imaginables ; il prit sur lui de suspendre l’exécution de l’ordre ; on lui envoya un aide de camp pour le faire exécuter.

« Le malheureux esclave, ayant aperçu son maître de loin et craignant le sort qui l’attendait s’il retombait entre ses mains, s’échappa, et il fut impossible de le retrouver ce jour-là.

« Le soir, il revint au cantonnement, quand il eut appris que ceux qui le cherchaient étaient partis. Il nous demanda si les Français ne voulaient pas le protéger, s’il n’était pas Français depuis que nous avions pris Alger. Il pleurait à chaudes larmes et, nous montrant la frégate la Victoire qui était en rade, il nous disait : « Si je savais qu’on me reçût à bord pour m’en aller en France, je me jetterais à la nage pour me sauver. » (Il sait, lui qui est né près de Tombouctou, que la France est une terre de liberté.) C’était une scène déchirante pour nous, car les militaires, hommes de sang et de carnage, ont souvent le cœur plus sensible que les industriels d’aujourd’hui, hommes de paix et d’argent. Nous ne pouvons éluder l’ordre que nous avons reçu ; on a trouvé moyen de gagner du temps en faisant observer que le maître du nègre devait rembourser l’État des frais faits pour l’équipement de son esclave, avant qu’on le lui rendit. On annonce que le général Rovigo est en mer ; s’il arrive demain, peut-être en lui soumettant la question, la jugera-t-il d’une manière plus juste ; mais les vents sont au sud-ouest, et s’il tarde, notre pauvre nègre restera en esclavage. »

Le duc de Rovigo arriva en effet à la fin de décembre. Mais il ne dut pas, et pour d’autres raisons, se montrer plus humain que son prédécesseur pour le malheureux noir qui avait cru trouver sa liberté dans les rangs des soldats français. En agissant ainsi, le général Berthezène appliquait son système, qui était de choquer le moins possible les Arabes dans leurs mœurs, et de ne les gêner en rien dans leurs coutumes, si contraires fussent-elles à notre droit commun, à l’humanité pure et simple. C’est en vertu de ce système que l’esclavage subsiste encore dans nos possessions du Soudan, et même du Sénégal.

Le général Berthezène était plutôt mou. Savary fut franchement dur. Il ne se soucia pas de conquérir les indigènes en respectant leurs habitudes et leurs préjugés. Il ne s’attacha pas davantage à leur faire apprécier les avantages d’un ré-