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mille aux mains du maréchal Clauzel. Ce n’était pas avec d’aussi faibles moyens qu’on pouvait réaliser le programme qu’il s’était tracé. Il ne pouvait espérer avant longtemps qu’on lui envoyât des troupes, car l’opinion, si elle s’y fût intéressée, aurait plutôt été hostile à la conquête commencée sous les plis du drapeau blanc.

M. Thureau-Dangin dit que cette expédition n’était pas populaire, les libéraux n’y ayant « guère vu qu’une manœuvre pour faire diversion aux agitations parlementaires et un préliminaire de coup d’État. » Comment y eussent-ils vu autre chose qu’une entreprise dirigée par « des considérations de politique intérieure et dynastique », lorsque M. de Clermont-Tonnerre, ministre de la Guerre du cabinet Villèle, avouait que le gouvernement de Charles X désirait « agir sur l’esprit turbulent et léger de la nation française » et « lui rappeler que la gloire militaire survivait à la révolution » ; ce qui était « une utile diversion à la fermentation politique de l’intérieur ! » À coup sûr, cette diversion était plus habile que l’expédition d’Espagne, où les troupes françaises étaient allées combattre pour le rétablissement du droit divin.

Louis Blanc s’attriste de « l’impiété des haines de parti » qui fit qu’à ce moment « les conquêtes de l’armée française attristèrent la moitié de la France ». Il s’indigne que la Bourse ait fléchi à la nouvelle des premiers succès. « L’honneur national venait de s’élever, dit-il, la rente baissa. Elle avait été en hausse le jour où l’on apprit à Paris le désastre de Waterloo ! » Phénomène tout naturel, dans l’un et l’autre cas. La bourgeoisie, le monde des affaires, du commerce et de l’industrie, vit de paix : elle lui est tout aussi nécessaire que la guerre l’était au monde féodal et nobiliaire. Quand la rente est au pair, tout est bien ; quand elle s’élève au-dessus, c’est mieux encore. Et pour que la rente, ce baromètre qui ne fait pas le beau temps, mais l’annonce, se maintienne, il ne faut pas que le gouvernement épuise son crédit en courant les aventures.

Qu’était l’Algérie, somme toute, pour le monde des affaires ? Un marché ? Il n’avait pas encore besoin de débouchés nouveaux, étant tout entier à la création de son outillage industriel. Et lorsque cet outillage produirait des marchandises en excédent, n’y avait-il pas l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les deux Amériques à conquérir, et aussi notre marché intérieur à libérer de la conquête anglaise ? C’était là, pour un long temps, de quoi rendre la bourgeoisie indifférente et même hostile aux expéditions militaires.

L’Algérie était profondément inconnue en France. On ignorait tout de son sol et de ses produits, de ses habitants et de leurs mœurs. Lorsque la conquête s’était accomplie, il y avait longtemps que les pirates n’inquiétaient plus sérieusement le commerce de la Méditerranée. D’ailleurs, le nid des derniers pirates détruit, on pouvait s’en tenir là.

Le maréchal Clauzel n’en savait pas plus que les autres Français sur le pays où il venait de prendre pied, et dont il visait au jugé la conquête. Il y avait deux peuples dans cette région : les Arabes, nomades et pasteurs, militaires et théocrates, aisément fanatisés par d’innombrables confréries religieuses dont les