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louses l’une de l’autre » et se nuisant réciproquement. « On le sait, dit-il, les maîtres qui occupent des dévorants leur disent parfois : Si vous ne faites pas les travaux que je vous propose de telle sorte et à telle condition, je vais vous renvoyer de mon atelier et prendre de vos rivaux. Et ceux-là, effrayés des menaces des maîtres, se regardent en frissonnant et cèdent à leurs coupables exigences. Les maîtres qui occupent des gavots usent du même procédé et obtiennent les mêmes concessions. »

Parfois, cependant, cette manœuvre du maître réveille la solidarité ouvrière. Écoutons encore Perdiguier. « Si, dit-il, un maître est trop brutal et trop exigeant envers les ouvriers, la société qui le servait cesse de lui en donner ; il s’adresse alors à une autre société ; mais s’il ne corrige pas ses manières, il perd encore ses ouvriers. Quand un maître cherche à diminuer toujours le salaire des ouvriers, les sociétés s’en alarment, car le mal est contagieux. Alors elles s’entendent et mettent sa boutique en interdit pour un nombre d’années ou pour toujours. »

Ainsi divisés, rarement réunis contre les maîtres qui abusaient à l’excès de leur rivalité, les compagnons qui s’entêtaient dans la division hiérarchique créée jadis à l’imitation de la société du moyen âge devaient provoquer un sursaut de la dignité humaine chez les ouvriers imbus de l’esprit nouveau. Cette révolte, qui commença la rénovation des compagnonnages, ou plutôt leur transformation insensible en syndicats égalitaires, se produisit à la veille même de la révolution qui rappelait les droits de l’homme abolis par la gloire militaire du Consulat et de l’Empire et par le retour agressif de féodalité et de religion d’État qui marqua la Restauration.

M. G. Simon raconte ainsi cette révolte, significative par son caractère autant que par le moment où elle se produit :

« En 1830, au moment de l’expédition d’Alger, il y eut à Toulon une grande affluence d’ouvriers, si bien que la maison de la mère des gavots menuisiers et serruriers, se trouvant pleine, cette dame alla prier plusieurs compagnons, dont la chambre était en partie libre, de vouloir bien y recevoir quelques aspirants qu’elle ne savait où loger. Les compagnons prirent fort mal la chose, prétendant qu’une pareille proposition était humiliante pour eux et contraire à leurs prérogatives ; ils se montrèrent extrêmement blessés, s’arrangèrent pour quitter sur-le-champ la maison, ordonnant en même temps aux aspirants, qu’on avait voulu obliger aux dépens de leurs prétendus droits, de sortir avec eux et d’abandonner la mère.

« Les aspirants refusèrent péremptoirement de se soumettre à cet ordre arbitraire. Insistance des compagnons, refus réitéré des aspirants, exaspération des esprits et finalement rupture complète. La mesure était comble pour les aspirants : ralliés par une même passion, par de communs griefs, ils s’entendirent pour créer la Société de l’Union, dans laquelle ne tardèrent pas à se fondre toutes les petites sociétés dissidentes formées précédemment par d’autres aspirants.

« Les fondateurs de l’Union, enfants de leur siècle, et non du moyen âge, se tinrent à la hauteur de leur tâche, en accomplissant les mêmes devoirs, en remplissant les mêmes obligations, acqué-