Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/238

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Cette bataille improvisée finit par devenir sanglante, à cause du grand nombre des combattants, et de l’heure avancée du soir, qui vint augmenter la confusion. L’ordre ne se rétablit qu’avec beaucoup de peine, par les efforts empressés des compagnons serruriers. »

Les aspirants, chez les charpentiers du devoir, étaient des renards et les compagnons des loups. Ceux-ci se dénommaient les uns le Fléau des Renards, les autres la Terreur des Renards. Car, nous dit Perdiguier, « le compagnon est un maître, le renard est un serviteur. Le compagnon peut lui dire : Cire-moi mes bottes, brosse-moi mon habit, verse du vin dans mon verre, etc. Le renard obéit, et le compagnon se réjouit d’avoir fait aller le renard. En province, un renard travaille rarement dans les villes ; on le chasse, comme on dit, dans les broussailles. Dans Paris, on le rend moins farouche, et il travaille dans les mêmes chantiers que les compagnons. »

Tous les compagnons ne prennent pas des surnoms par où s’atteste leur souci de la hiérarchie. Mais tous en ont un, c’est la règle, et chacun le prend approprié à son caractère. Les passionnés pour le compagnonnage s’appelleront Bourguignon-la-Fidélité, Bayonnais-le-Cœur-fidèle, Comtois-le-Corinthien-initié ; d’autres dénonceront leur faible pour l’amour ou pour la bonne chère en s’intitulant Vendôme-la-Clé-des-Cœurs et Le-Ventre-de-Bordeaux ; le souci esthétique anime Parisien-l’Ami-des-Arts ; et Montais-Prêt-à-bien-faire et Lemonnier-Sans-répit s’attestent bons et courageux ouvriers.

Les ouvriers d’un devoir rencontraient-ils ceux du devoir rival, c’était la bataille, toujours sanglante, parfois meurtrière. Le jour d’une conduite en règle, nous dit M. C.-G. Simon, « les compagnons d’un devoir ennemi organisaient ce qu’on appelle une fausse conduite, et s’en allaient à la rencontrée de la colonne rentrante, bien armés pour l’agression. Dès qu’ils l’apercevaient, il la topaient et, les devoirs respectifs déclinés, les deux partis s’attaquaient avec fureur ».

Martin Nadaud a vu ces bagarres, Il y a pris part. « Parmi nous, Creusois, dit-il, n’y avait de petits clans, de mesquines rivalités de cantons et même de communes. On avait baptisé du nom de Brûlas les ouvriers qui étaient originaires de La Souterraine, du Grand-Bourg et de Dun, et de Bigaros ceux qui venaient du voisinage de Vallière, Saint-Sulpice-des-Champs, Saint-Georges et Pontarion.

« Lorsque nous nous trouvions dans les mêmes chantiers, on commençait à se regarder en chiens de faïence. D’ailleurs, un maître compagnon ou un appareilleur bigaro se serait bien gardé d’embaucher des brûlas.

« Si, par hasard, on se trouvait dans le même chantier, c’était à qui mangerait l’autre et le déchafauderait. Alors commençait une de ces luttes où les patrons avaient tout le gain. Les deux adversaires travaillaient jusqu’à se tordre la chemise sur le dos, c’est-à-dire jusqu’à complet épuisement. La lutte terminée, si les deux rivaux avaient été aussi crânes l’un que l’autre, on allait boire un coup. »

Nous reverrons tout à l’heure ces luttes qui tournent au profit du patron. Si