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forment des devoirs séparés, que les vrais compagnons ne reconnaissent pas. Pour les individus appartenant à la profession affiliée à un devoir, l’initiation comporte des épreuves pénibles jusqu’à la cruauté, humiliantes jusqu’à l’obscénité. Dans la hiérarchie compagnonnique, les maîtres briment et oppriment les compagnons, et ceux-ci les apprentis, qui acceptent d’être tyrannisés, pour pouvoir tyranniser à leur tour quand ils seront devenus maîtres.

Ces persécutés de l’Église, qui d’ailleurs voyait en eux bien moins des hérétiques révoltés contre la foi que des serfs en travail d’émancipation, font comme l’Église : « Les menuisiers enfants de maître Jacques, nous dit Agricol Perdiguier, et quelques autres corps d’état soumis aux règles du même fondateur, ne doivent recevoir compagnons, d’après leur code, que des catholiques. »

Qu’était le compagnonnage, où il était si difficile de pénétrer : un syndicat de défense professionnelle, une société de secours mutuels, un organe de placement pour les compagnons en chômage. Dans chaque ville, une auberge tenue par la mère des compagnons, abritait et abrite encore les compagnons en quête de travail, que le « rouleur » pilotait dans les ateliers où il y avait chance d’embauchage. Le travail manquait-il dans une localité pour le nouveau venu, il bouclait son sac et partait plus loin, muni d’un secours de route et reconduit hors de la ville par les compagnons.

Ces conduites avaient un rituel. Moreau, un ouvrier serrurier, le décrit en ces termes : « En 1833, dit-il, j’assistai malgré moi, car j’ai toujours cherché à éviter les occasions de querelles, à une grande conduite que nous fîmes avec les compagnons forgerons. Il partait un de ces derniers en compagnie d’un aspirant serrurier. Arrivés au bout du faubourg de Pont-Rousseau, route de la Rochelle, c’est-à-dire après avoir fait près d’une lieue en chantant des refrains plus ou moins belliqueux, les compagnons prirent les devants pour faire la Guillebrette. Les serruriers, ne faisant pas grand bruit d’habitude, restèrent sur la route ; mais les forgerons, auxquels il faut beaucoup d’appareil, se placèrent sur un gazon situé entre le fossé de la grande route et une haie vive.

« Ils y formèrent un cercle compact, en inclinant la tête vers le centre, qui était garni de cannes et de bouteilles. Là ils chuchotaient et, par instants, poussaient tous ensemble des espèces de cris plaintifs ressemblant à des hurlements, dont les novices aspirants étaient fortement impressionnés. Ensuite ils se détachaient tour à tour pour faire avec le compagnon partant ces gesticulations, ces démonstrations qui constituent la Guillebrette.

« Sur la fin de cette longue et monotone cérémonie, nous entendîmes tout à coup des cris, des menaces, des injures, des trépignements, un brouhaha épouvantable dans le champ voisin. Que se passait-il donc ?

Deux aspirants serruriers s’étaient secrètement introduits dans le champ et se tenaient cachés derrière la haie qui le séparait de la pièce de gazon. Le compagnon qui faisait sentinelle aperçut les deux curieux épiant avec avidité les mystérieux secrets de maître Jacques : sauter dans le champ et tomber à grands coups de