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chers était déposé chez le commissaire de police, et non chez le patron comme pour les autres salariés. C’est le bon temps de la liberté pleine et absolue du travail, où nulle loi ne point encore à l’horizon parlementaire pour empêcher les employeurs de tenir des enfants de six ans enfermés douze et quatorze heures par jour dans la manufacture.

Quand il rêve à l’avenir, l’ouvrier ne hausse pas son rêve jusqu’à l’émancipation totale de toute servitude économique : une journée plus brève, un salaire moins chétif, un tarif fixe, voilà ses plus hautes aspirations. Il n’a pas entendu les saint-simoniens, d’ailleurs si prudents dans leurs appels aux salariés ; pas davantage Fourier, qui ne les appellera que s’il trouve le capitaliste décidé à faire les frais du premier phalanstère. En vain, en 1831, dans un article de l’Européen, Buchez trace-t-il le plan d’une association ouvrière ; ils ne lisent pas encore. Si peu d’entre eux savent lire. Et puis, les lois sont là. On peut, malgré leurs défenses, se grouper pour la défense du pain, dissimuler le syndicat naissant sous la société de secours mutuels. Faire plus est impossible.

Dans la Revue Encyclopédique, Jean Reynand, en 1832, appelle l’attention sur la nécessité d’une représentation spéciale à la Chambre pour les prolétaires. S’ils sont asservis, c’est parce que le pouvoir politique est aux mains d’une classe : « Il est évident, dit-il, qu’un gouvernement issu de la classe bourgeoise ne devait, au dedans et au dehors, représenter d’autre intérêt que celui de cette classe. C’est ce que, depuis juillet, malgré la clameur universelle, il a exécuté avec une sévère et imperturbable logique ; c’est ce qui a fait sacrifier la République à la quasi-Restauration… ; c’est ce qui a fait sacrifier toute amélioration du sort de la classe ouvrière à l’étroit égoïsme de la classe bourgeoise. » C’est ici le premier appel à l’organisation de classe des travailleurs ; Flora Tristan lancera le second en 1843, et, en 1847, Marx et Engels le troisième et décisif appel qui fera se lever dans l’Internationale les travailleurs conscients de tous les pays.

Quelles sont donc, en 1833, les armes défensives des ouvriers ? Comme aujourd’hui, le refus concerté de travail, la grève, est leur principal moyen. Mais quelle forme de groupement les réunit, leur permet de communiquer entre eux, de se concerter, de se donner le mot d’ordre nécessaire ? Tout d’abord il y a le compagnonnage, ce groupement né des confréries ouvrières du XVIe siècle et par lequel les ouvriers se défendaient contre la corporation où les maîtres étaient tout-puissants. Les compagnonnages sont en réalité des syndicats secrets. Ils n’ont pas de statuts écrits ; leur tradition orale leur donne pour fondateurs les constructeurs du temple de Salomon et se réclame du templier Jacques Molay. Ils sont groupés par devoirs, ces formes primitives de la fédération : les enfants du père Soubise sont opposés aux gavots, ou enfants de Salomon. Les compagnons du devoir, qui embrassent un grand nombre de corporations, s’intitulent devoirants, puis par corruption du mot : dévorants. Gavots et dévorants sont en guerre perpétuelle.

N’entre pas qui veut dans ces associations, qu’on persécute au XVIIe siècle, à raison du caractère religieux de l’initiation. Les corporations non admises