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rope. Il arracha aux Grecs la Morée, que la France, à la paix, leur rendit ; il n’en demanda pas moins à Mahmoud le prix de ce service inutile, et exigea pour son fils Ibrahim le pachalick de Damas, c’est-à-dire la souveraineté de la Syrie.

Peu enclin à s’amoindrir au profit de celui qui l’avait secouru, surtout après avoir dû le faire au profit de ceux qui l’avaient vaincu, Mahmoud refusa net. Prenant prétexte d’un incident menu, Méhémet-Ali jette ses troupes en Syrie sous le commandement d’Ibrahim, tel un grand fauve lançant son petit sur la proie convoitée. Le 27 mai 1832, Ibrahim emportait Saint-Jean-d’Acre, moins bien défendu contre lui que trente ans auparavant contre Bonaparte, et le 14 juin entrait à Damas. De là, il marche à la rencontre de l’armée turque, la défait et passe en Asie-Mineure, menaçant directement Constantinople, où l’alarme est grande.

Prompt à profiter de l’occasion, le tzar Nicolas offre son concours au sultan. Celui-ci n’ose se mettre entre les mains d’un tel allié. Il préfère envoyer contre Ibrahim une seconde armée, qui est également battue (Konieh, le 22 décembre). Mahmoud, alors, se résigna à se mettre sous la protection du tzar. « Que voulez-vous ! dit-il à ceux qui lui remontrent les périls de l’intervention russe ; au risque d’être étouffé plus tard, un homme qui se noie s’accroche à un serpent. » Il espérait bien d’ailleurs que l’Europe ne permettrait pas à la Russie de le « sauver » à elle seule.

En effet, dès que la flotte russe apparut dans le Bosphore, l’amiral Roussin, envoyé par le duc de Broglie comme ambassadeur à Constantinople, jeta feu et flammes. Il menaça le sultan, le somma de renvoyer ses alliés et se fit fort de faire entendre raison à Méhémet-Ali et de le contraindre à réduire ses exigences. Le sultan parut intimidé. Au fond il était enchanté. Il renvoya la flotte russe avec la certitude qu’une fois de plus les rivalités des puissances allaient le tirer d’affaire.

Louis Blanc désapprouve la politique de Louis-Philippe dans ce conflit. « En présence de l’Empire ottoman condamné à une mort inévitable, dit-il, la politique de la France révolutionnaire, faisant suite à celle de Henri IV, de Richelieu et de Napoléon, consistait à contracter avec la Russie et la Prusse, contre l’Angleterre et l’Autriche. » La chose lui paraît toute simple : la France donne Constantinople à la Russie, agrandit la Prusse aux dépens de l’Autriche, à laquelle on arrache la Galicie pour reconstituer la Pologne, et s’adjuge la Syrie et l’Égypte ; plus la ligne du Rhin, naturellement.

On croit rêver en lisant de pareils enfantillages, qui montrent combien les républicains français de 1830 à 1840 étaient peu guéris de la fièvre que leur avait donnée le système napoléonien. Ce plan d’alliance russe — on sait ce que sa réalisation devait nous coûter depuis — est théoriquement parfait. Mais, voit-on la Russie détruire de ses propres mains les traités de 1815 ? L’aperçoit-on dépouillant sa complice de 1792 de la Galicie, pour le plaisir de reconstituer une Pologne dont elle vient de noyer la persistante nationalité dans le sang ? Conçoit-on une Prusse lâchant sa proie de l’Est et renonçant à celle de l’Ouest, abandonnant à la fois sa part de Pologne et la rive gauche du Rhin ? Voilà pourtant où l’anglo-