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France et de l’Angleterre. Ce projet, qui ne fut pas réalisé sur-le-champ, devait, selon une dépêche confidentielle du duc de Broglie adressée le 16 décembre 1833 à Talleyrand, notre ambassadeur à Londres, contenir dans son préambule cette phrase dans son ambiguïté diplomatique significative :

« Voulant, dans un esprit de conciliation et de paix, renouer les liens étroits qui unissent déjà les deux peuples, et offrir à l’Europe, par cette alliance fondée sur la foi des traités, la justice et les principes conservateurs de l’indépendance des États et du repos des nations, un nouveau gage de sécurité et de confiance… »

La justice et les principes conservateurs des États, le repos des nations, cela s’entend de deux manières, selon que celui qui prononce ces mots est conservateur ou libéral. Or, libéraux, les ministres anglais et français l’étaient, au sens tout relatif et anglais du mot, c’est-à-dire par rapport à l’absolutisme de la Sainte-Alliance. Mais avant d’être un libéral, tout ministre anglais est Anglais. Et ce ministère libéral français était panaché de doctrinaires, c’est-à-dire de conservateurs, comme Guizot, et son véritable chef en matière de politique étrangère, Louis-Philippe, était un conservateur, en tout cas un partisan du « repos des nations » à la manière où l’entendait Metternich, lui-même.

Néanmoins, cette tendance de réaction contre l’absolutisme de l’Europe centrale, si elle n’aboutit pas à un traité formel entre la France et l’Angleterre, et à une action ouverte des deux gouvernements dans la lutte que les libéraux soutenaient contre l’absolutisme en Espagne et au Portugal, eut du moins pour résultat de tenir en respect les monarchies de l’Est, et de les contraindre d’abandonner l’absolutisme ibérique à son malheureux sort.

Mais ce fut d’abord en Orient que s’affirma le concert anglo-français, c’est-à-dire uniquement sur le terrain des intérêts respectifs des deux pays, opposés à ceux de la Russie et de l’Autriche. En Égypte régnait alors, sous la domination purement nominale du sultan, un homme de volonté puissante, Méhémet-Ali. Superficiellement informée, comme toujours, la presse française voyait dans ce pacha libéré de la tutelle de la Porte un hardi réformateur, quelque chose comme un libéral d’Occident surgi par miracle dans un pays de servitude. Son énergie faisait dire de lui qu’il avait « épousé la pensée de Napoléon Ier » et on le louait d’avoir « francisé l’Égypte ». En réalité, ce despote asiatique n’était pas même, comme civilisateur, l’équivalent d’un Pierre le Grand taillant une administration à coups de sabre dans la chair tumultueuse de ses boyards.

Les « réformes » de Méhémet-Ali, dit fort judicieusement M. Driault dans la Question d’Orient, étaient tout en façade et « il y eut beaucoup de trompe-l’œil ». Il avait exterminé la milice toute-puissante des Mamelucks, mais il avait du coup confisqué leurs terres à son profit, soit la moitié du sol égyptien. Une supercherie fiscale, subie par un peuple, dont vingt invasions suivies de conquête attestent depuis trois mille ans la passivité, lui donna le reste. Son premier soin fut d’avoir une armée forte et exercée. En l’appelant à son secours contre la Grèce soulevée, le sultan Mahmoud combla ses vœux, qui étaient de s’affirmer aux yeux de l’Eu-