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Ses craintes, d’ailleurs, et ses griefs étaient vains, et ne tiennent pas devant les faits. Comme tous les patriotes anglophobes de son temps, il voit dans le droit de visite un moyen de tracasser le commerce maritime français et de mettre la flotte d’Angleterre au service des intérêts commerciaux de ce pays. Or, de 1831 à 1842, il n’y eut en fait que dix-sept protestations sur l’abus qui aurait été fait du droit de visite. « Cinq ou six avaient obtenu satisfaction, nous dit M. Thureau-Dangin ; les autres avaient été écartées comme sans fondement ou délaissées par les réclamants eux-mêmes. »

Avec justice, Louis Blanc lave les capitalistes anglais du reproche d’avoir voulu la suppression de l’esclavage et de la traite, ou plutôt il leur en ôte le mérite, si intéressé fût-il. Il ne croit pas que le gouvernement anglais ait « voulu, par l’émancipation des nègres, ruiner la culture du sucre des Antilles, pour assurer à son sucre indien la possession du marché de l’univers » … « Il faut reconnaître, ajoute-t-il, que c’est la nation anglaise et non le gouvernement anglais, qui l’a poussé enfin, ce cri d’émancipation, l’un des plus solennels et des plus puissants qui aient jamais retenti dans le monde. »

Ici, Louis Blanc proteste par anticipation contre la thèse du matérialisme historique dont, en ce point, Fourier avait tracé les premières lignes lorsqu’il disait en 1808 : « L’abolition de l’esclavage fut le fruit du régime féodal décroissant. L’introduction de ce régime fut l’effet du hasard (c’est-à-dire du progrès commercial et industriel) et non des calculs philosophiques. » Entre ce fatalisme abstrait et mécanique et l’idéalisme pur de Louis Blanc, entre cet asservissement de l’homme et de ses pensées aux progrès économiques et cette toute-puissance des idées, il y a place pour une vérité moins simple et que l’étude de l’histoire vérifie chaque jour.

Oui, certes, l’Angleterre, ayant supprimé chez elle l’esclavage, aura intérêt à ce que les autres nations à colonies ne lui fassent pas concurrence par la main-d’œuvre servile qu’elles continueraient d’employer. Mais si vraiment le mouvement d’humanité qui l’a portée à émanciper ses esclaves lui est dicté par l’intérêt, qu’a-t-elle à craindre de concurrents qui continueront d’employer une main-d’œuvre inférieure, et dont le rendement est moindre que celui du travail libre ? À présent, il est certain que l’émancipation des esclaves a été facilitée par le sucre de betterave, tant honni par Fourier, dont la sagacité fut ici en défaut. Le travail servile des colonies perdit, en effet, toute son importance dès que le travail salarié d’Europe put produire du sucre à meilleur marché. Mais, en fin de compte, l’ingéniosité humaine, mère des progrès industriels, est-elle d’une autre nature que cette ingéniosité s’appliquant à faire vivre les sociétés sous un statut politique et social d’où s’excluent à mesure l’arbitraire et l’inégalité ? Les Turcs brutaux et féroces du XVIe siècle auraient été aussi incapables d’inventer une machine à filer que de proclamer les droits de l’homme et du citoyen.

La convention du droit de visite fut suivie d’un projet, première ébauche de l’entente cordiale, qui devait consacrer officiellement les bons rapports de la