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un concert, « l’enthousiasme n’eut plus de bornes », dit Eugène de Mirecourt, peu tendre cependant aux saint-simoniens, mais Avignon, métropole du fanatisme politique et religieux, « les reçut avec des clameurs et des huées. Une population furieuse, celle qui dix-sept ans plus tôt avait égorgé le maréchal Brune, armée de couteaux, les entourait en proférant des menaces de mort… Leur fière attitude fit baisser les couteaux ; la foule passa de la rage à l’admiration. »

À Marseille, le jour de leur embarquement, « tout le peuple » était sur la rade. On avait, la veille, salué le départ de Félicien David et ses amis « par une magnifique et dernière ovation ».

Rendus à leurs destinées industrielles, les saint-simoniens appliquèrent à leur fortune les admirables qualités que l’exaltation religieuse les avait empêchés de concentrer sur la réforme sociale. On sait que la plupart d’entre eux occupèrent de hautes situations dans la banque, l’administration, l’industrie. Mais, de leur œuvre, que restera-t-il ? Et leur enthousiasme d’une heure pour une doctrine qui inspire pour une si grande part la pensée socialiste d’aujourd’hui, comment s’est-il traduit dans leurs actes ultérieurs ?

Force est bien de reconnaître que la création de la haute banque, des chemins de fer, le libre échange relatif et la conversion de la rente se fussent accomplis tout aussi bien par d’autres que par des saint-simoniens, puisque nul d’entre eux, sauf un de leurs disciples, Ferdinand de Lesseps, ne songea, dans les grandes entreprises d’ordre capitaliste qu’ils dirigèrent, à faire participer directement ses collaborateurs ouvriers aux progrès généraux qu’il réalisa et dont il tira profit et honneurs.

Il faut cependant le dire bien haut, à l’honneur de la doctrine, comme de toute doctrine qui élève les hommes au-dessus d’eux-mêmes et les voue à une œuvre qui dépasse l’intérêt individuel : Tant qu’il la professèrent, réunis autour de Bazard, Rodrigues et Enfantin, les saint-simoniens furent purs et désintéressés. Même lorsqu’ils poussèrent la divagation mystique jusqu’à « l’émancipation de la chair » la plus absolue, ils vécurent, hommes et femmes, dans une austérité de mœurs irréprochable, et la plus étroite critique bourgeoise ne put trouver à reprendre dans leur conduite. Leur association fut riche, un moment, des souscriptions et des dons qui affluaient de toutes parts ; or, tous donnèrent, aucun ne reçut. Et nul ne contredit Rodrigues quand, dans sa défense devant le jury, il s’écria : « L’accusation pourrait dire que nous nous sommes escroqués nous-mêmes, que nous nous sommes ruinés, que pas un de nous ne se trouve dans une position égale à celle qu’il aurait pu conserver dans le monde. » Ce témoignage, l’accusation le rendit à tous en renonçant à les poursuivre pour captation d’héritage et pour escroquerie, comme on l’avait tenté lorsque des poursuites furent ordonnées.

Pour la doctrine de Saint-Simon, elle-même, additionnée de la critique économique, sociale et morale de Bazard, de Barrault, de Michel Chevalier, et débarrassée des végétations cléricales et mystiques d’Enfantin, qui fut trop enclin à les greffer sur le « nouveau christianisme » du fondateur, qu’en reste-t-il ? Une vue