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jeune homme, qui lui appartient par les liens du sang, s’est jeté avec enthousiasme dans la nouvelle secte et qu’il fait de grands sacrifices pour la soutenir. »

À cette allégation, les saint-simoniens répondirent en déclarant que le jeune Lasbordes leur avait, en effet, donné son héritage. Mais cet héritage, quelle que fût la nature des espérances de ce jeune homme, était « un fait éventuel », disaient-ils. C’est « un phénomène à grande distance, qui n’a pas de valeur, relativement à celle que peut avoir pour nous en ce moment sa conversion… Le fils de Rothschild converti et déshérité vaudrait mieux pour nous » pour enseignement du public « que le fils de Rothschild saint-simonien honteux, attendant pour se déclarer la mort de père et mère. » Et pour indiquer fortement qu’ils ne couraient pas les héritages, ils ajoutaient : « Les espérances ne sont pas notre fait, c’est du présent en hommes, en travaux, en richesses, qu’il nous faut. »

Mais le présent se dérobait. Le départ de Rodrigues et son manifeste avaient fait avorter l’emprunt, et le mouvement généreux de Louvot-Demartinécourt n’avait pas trouvé beaucoup d’imitateurs. Le 20 avril 1832, le Globe cessait de paraître. L’ère de la propagande était close, disaient les saint-simoniens. Celle de l’action allait commencer, affirmaient-ils. « Allons au peuple ! » s’écriait Barrault, dont l’ardente foi entretenait les illusions. En réalité, la doctrine contractait ses fidèles en une union plus étroite, comme un perfide instinct groupe les moutons, dans la tempête des montagnes, sous l’avalanche qui va les engloutir tous

Il fut décidé que les saint-simoniens mèneraient publiquement, en communauté, la vie religieuse et sociale qu’ils apportaient à l’humanité. Leur exemple aurait une bien plus grande force de propagande que la prédication. Le 6 juillet, tandis que le canon de Saint-Merri grondait, quarante d’entre eux s’installaient à Ménilmontant dans une maison à laquelle attenait un jardin. Pour fonder une société, ils ne trouvaient rien de mieux que de fonder un couvent, où la méditation alternait avec le travail manuel. La ressemblance était complétée par une prise d’habit, cérémonie qui fut accomplie en grande solennité. Ce vêtement symbolique se composait d’un habit bleu clair, d’un gilet blanc, sur lequel était tracé en lettres rouges le nom de celui qui le portait, et d’un pantalon blanc. Le gilet se boutonnait par derrière, en sorte que nul ne pouvait s’habiller sans le secours d’un autre et sans recevoir ainsi une leçon de solidarité.

Au moment où le Père achevait de s’habiller, un pavillon aux couleurs rouge, blanche et violette horizontalement disposées fut hissé au mât placé sur la terrasse. Enfantin reçut les vœux solennels que prononçait chacun de ses « enfants », et par des impositions et attouchements de mains leur donna les trois signes de la « paternité », du « patronage » et de la « fraternité ». Quelques-uns ne se sentaient pas prêts à prononcer les vœux et refusaient. Retouret accepta en ces termes : « Père, je vous ai dit un jour que je voyais en vous la majesté d’un empereur, et pas assez pour ma faiblesse la bonté d’un messie. Vous m’apparaissiez formidable. Aujourd’hui j’ai senti profondément tout ce qu’il y a de tendresse et de douceur en vous : Père, je suis prêt. »