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réalité. Ce qui avait été politique chez Saint-Simon, c’est-à-dire moyen, devint chez Enfantin mysticité fondamentale, c’est-à-dire but.

Saint-Simon, alors, fut promu « révélateur ». Il avait été « la loi vivante », son successeur incarnerait à son tour la loi. Les chefs de la doctrine seraient des prêtres, au sens le plus absolu du mot. Le but social disparaissait si bien derrière l’objet religieux que certains saint-simoniens reprochaient aux économistes, aux critiques sociaux, tels que Michel Chevalier, d’avoir « un style de maçon » dont « les métaphores puaient le mortier et la vapeur ».

C’était l’envolée entre ciel et terre, hors de toute réalité. Seule une forte organisation théocratique, subordonnant hiérarchiquement les fidèles selon leur ferveur et leur degré d’initiation, pouvait être le cadre d’une telle société. Elle se fonda. Et à mesure que les volontés s’asservissaient aux pontifes de la nouvelle religion, l’un de ceux-ci. Enfantin, pour qui Dieu et la nature ne faisaient qu’un, développait en mysticisme le naturalisme de Diderot et provoquait un schisme par sa théorie de l’émancipation de la chair.

Selon lui, l’homme et la femme étaient égaux, mais l’être humain complet était le couple. Le couple-prêtre, choisi parmi les plus ardents et les plus aimants, ne devait pas s’enfermer dans son exclusif et égoïste amour à deux. « Moi, homme, écrivait-il à sa mère, je conçois certaines circonstances où je jugerais que ma femme seule serait capable de donner du bonheur, de la santé, de la vie à l’un de mes fils en Saint-Simon…, de le réchauffer dans ses bras caressants au moment où quelque profonde douleur exigerait une profonde diversion. »

Dans tout prêtre, il y a un politique ; les grands mystiques eux-mêmes ont été de grands politiques, témoins Ignace de Loyola et Thérèse d’Avila. Cette confession charnelle qui unissait le pénitent à la prêtresse et la pénitente au prêtre était un moyen de gouvernement. Gouverner par l’amour entendu jusqu’au sens le plus complètement physique du mot, tel était l’objet d’Enfantin. Il était beau, d’une beauté à la fois caressante et fascinatrice. Il avait donc tout ce qu’il fallait pour incarner « la loi vivante ».

Lorsqu’il exposa, en novembre 1831, ses théories sur la loi vivante et les prérogatives du couple-prêtre. Enfantin suscita de violents orages dans la famille saint-simonienne. Déjà l’institution de la confession publique avait trouvé des résistances. Jean Reynaud et Pierre Leroux partirent les premiers en accusant la doctrine d’Enfantin d’anéantir la personnalité et la conscience de l’individu, et « d’aggraver le sort des femmes au lieu de l’améliorer ».

Pierre Leroux était un esprit ardent et profond ; il n’avait rien d’un politique ; le mysticisme utilitaire d’Enfantin ne pouvait s’imposer au sien, organique et désintéressé. Il se rappela les défiances instinctives qu’Enfantin avait éveillées en lui, lors de leur premier entretien.

« Nous nous promenions, dit-il, sous les grands arbres des Tuileries. Enfantin voulait me tâter avant de me révéler son système. Il commença, en forme d’introduction, par discourir sur Mahomet et sur Jésus, qu’il appelait les Grands Far-