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survenu dans la constitution du monde ; de ce jour, ce qui maintenant est une vaste nation sera une province de moyenne taille. »

Ce sera la guerre rendue impossible. « Admettons pour un instant, dit-il, que cette création gigantesque soit entièrement réalisée demain et demandons-nous si, au milieu de tant de prospérité, il pourrait se trouver un cabinet qui, saisi d’une fièvre belliqueuse, songeât sérieusement à arracher les peuples à leur activité féconde, pour les lancer dans une carrière de sang et de destruction. » Et ne prévoyant pas que les maîtres du capital pourraient trouver une source de profit dans les conquêtes coloniales, susciter des guerres pour assurer leur domination économique, ou simplement avoir avantage à fabriquer des armes, des cuirasses et des explosifs, Michel Chevalier fait d’eux les artisans actifs de cette pacification universelle et de cette prospérité, grâce à laquelle il n’était plus possible qu’il existât « des capitalistes qui, effrayés d’un avenir incertain, resserrassent leurs capitaux, et des populations affamées qu’on pût décider à l’émeute ».

Cet article faisait appel aux « commerçants infatigables », aux « hommes d’art de tous les pays », aux ingénieurs qui, en Angleterre et sur le continent, ont « recueilli et fait fructifier l’héritage des Riquet et des Watt », aux « industriels aux mains desquels la nature verse ses produits », aux « savants dont les lumières ont à éclairer le plan ». Il les conviait à se mettre « à la tête des peuples, enrégimentés en travailleurs ».

Tout le plan saint-simonien est là, et toute la doctrine. Susciter par une prédication morale l’enthousiasme de l’aristocratie nouvelle, surgie après la chute du régime féodal, lui montrer les périls des révolutions de la faim et l’en effrayer, et la décider à organiser d’elle-même le monde nouveau fondé sur le travail. Rêve magnifique et vain !

Prêcher l’entente à ces conquérants nouveaux dont les entreprises augmentaient la force et l’audace, et qui trouvaient leur joie dans les luttes de la concurrence économique, c’était leur demander de renoncer à être ce qu’ils étaient, des chefs d’industrie et de négoce entreprenants, autonomes, ivres de leur souveraineté sans frein, avides de s’affronter et de se heurter, tels les héros barbares des premiers temps de la féodalité. Appeler leur attention sur le troupeau noir et suant dont ils exploitaient à outrance le labeur, les adjurer, au nom de la pitié, de la peur, de la justice, d’être les frères aînés des ouvriers, c’était leur demander plus encore : renoncer à être des maîtres pour devenir des chefs, transmettre le commandement, non à leurs fils, souvent incapables ou indignes, mais aux meilleurs qui surgissaient de la masse. Folie ! Seule l’exaltation religieuse pouvait faire de ce rêve une réalité.

Saint-Simon l’avait compris à la fin de sa vie. Philosophe du XVIIIe siècle, il était revenu à l’Évangile. Au lieu de faire de la religion un but, il la voulut pour moyen. Il lui apparut que, de toutes les forces de sentiment, celle-là était la plus grande. Il se refit chrétien, non pour l’amour de Dieu, mais pour l’amour de l’humanité.